Saint LunaireJe suis chez moi, je suis arrivée dans le présent et le passé. En ce premier matin ensoleillé et venteux balade sur le Nick. D’abord nous entrons dans le Goulet où se jette le Crévelain , petit ruisseau famélique que se disputent le sable et la croquante salicorne, le délicieux haricot des mers. Quelques bateaux arrimés à de gros pneus enfouis semblent jetés sur le sable par le chaos marin. Dans les effluves de vase et d’iode, remonte le souvenir de mes premières amours d’adolescente derrière les coques fraîchement peintes des voiliers après les boums du yacht club. Le vent de Noroît nous bouscule doucement sur cette terre viking. La nature est déjà sauvage, les tamaris ne sont pas encore roses mais les arbres aux troncs noueux s’agrippent les uns aux autres. Un cheval alezan trotte vivement vers la plage. Nous quittons l’Estran entre marée haute et marée basse pour grimper un étroit chemin bordé de rochers couverts de lichen jaune entre les prunelliers, les chênes tordus, les troènes et l’églantine fleurie. Les toits de Saint-Lunaire disparaissent un à un avec la civilisation derrière les genêts et les orchidées sauvages. Puis nous longeons la côte, bousculés par un vent déchaîné. Vue panoramique sur la pointe du Décollé avec les voiliers dansants sagement amarrés dans l’anse de Saint-Lunaire, l’île de Cézembre et son phare le Haumet, haut lieu de nos régates en dériveur dans les années 70. Puis le phare des Jardins et la Conchée, ce fort carré posé par Vauban sur la mer émeraude comme une guimauve et tous ces îlots et leurs amers autrefois accrochés au continent, fouettés par une mer démontée qui annonce une force 7/8.
Nous nous tenons au bord des falaises du Nick comme à la proue d’un grand paquebot qui navigue aussi dans mes souvenirs. A l’horizon d’un ciel bleu roi, nous évoquons les îles anglo-normandes Chausey, Guernesey et la grande sœur Jersey et je me souviens de virées aussi excitantes qu’affolantes sur le Dragon familial.
La nature est plus rugueuse encore en bord de mer, les arbres sont courbés et démembrés par le vent du nord. Les fougères et l’aubépine prédominent et une bonne odeur de foin émane des herbes hautes à peine fanées par les vrais bretons que nous croisons. Nous longeons la petite plage sauvage où nous venions nous baigner enfants pour échapper à la foule des estivants. Et bientôt s’offrent à nos yeux battus par le vent la baie de Cancale, l’île de Fort Harbour et la silhouette découpée des toits de Saint-Malo. Devant nous, comme dans un rêve incongru, une imposante maison dix-neuvième à la vue imprenable, aux balcons suspendus au-dessus de cette nature somptueuse.
Puis le chemin nous entraîne à nouveau dans la jungle celtique où la végétation courageuse s’entremêle, où nous nous perdions souvent enfants et où il fait encore si bon se perdre quand on a pas mal au genou. Nous longeons un enchevêtrement de ronces, d’épineux aux aiguilles dorées, de plantes sauvages inconnues, de lianes et d’arbres sculptés par le vent et l’air marin. Les blockhaus de nos jeux d’autrefois sont maintenant défendus par cette végétation impénétrable, refuge de nombreux passereaux dont j’aimerais reconnaître les cris.
Nous marquons une pause respectueuse devant un très vieil arbre presque déraciné aux multiples troncs couchés, aux branches noueuses déchirées par les intempéries.
« Madame, avez-vous vu un korrigan ? ». Une petite tête de lutin apparaît puis dix, puis vingt petits visages avides d’histoires palpitantes et d’aventures fantastiques. Je rentre dans leur jeu probablement pour les voir sourire et retrouver mes rêves d’enfant.
Nous reprenons le chemin de granit sablonneux piqué de mica, éclairé de l’ocre des pavots sauvages et de quelques pâquerettes esseulées. A droite, dans une clairière, la valériane s’accroche à une courte falaise de granit qui surplombe une mare presque asséchée, royaume des oiseaux bavards et des colonies de lapins.
Bientôt, nous retrouvons la faune et la flore de l’Estran. Un jeune goéland déjà aussi gros que sa mère manifeste bruyamment son appétit. Comblés et échevelés nous grimpons dans la voiture qui nous conduit vers le marais voisin paisible comme une rivière, refuge des canetons et des nichées de poules d’eau. Enfin, nous passons devant le cimetière des Douets où repose je crois, mon oncle chéri.
Mais sage,
L’hiver à marée basse les longues plages normandes appellent à la marche sur le sable mouillé, ce long tapis fauve taché de flaques, ce sable dur où l’on ne noie pas ses bottes mais qui marque chaque pas pour en garder une empreinte éphémère, ce sable qui se déroule à l’infini et disparaît seulement à l’ombre des vagues ou à l’horizon d’un lointain rocher, ce sable sur lequel un jour lointain j’ai posé mon ciré jaune et avec un long coquillage abandonné comme mon cœur j’ai tracé ces mots pour la première fois : « je t’aime ».
Suite... Après lecture d'un passage de "Rivage des Syrtes" de Julien Gracq« C’est alors que je vis glisser… l’ombre à peine distincte d’un petit bâtiment ».
Soudain mon cœur se mit à tambouriner dans ma poitrine. Les brumes crépusculaires laissaient entrevoir une ombre effilée reflétant sa voile claire dans les eaux troubles de la lagune. Je remontais sur mes épaules les pans de mon manteau, rêvant d’avoir des yeux de chat pour mieux distinguer les contours du navire. Le voilier glissait vers moi nappé de brume et fouetté par les joncs comme un vaisseau fantôme. J’écarquillais les yeux, non, c’était impossible. A présent je ne tremblais plus de froid mais de terreur. Et la présence de l’amirauté derrière moi ne me rassurait pas, bien au contraire. Heureusement à cette heure tardive les quais étaient déserts.
Bientôt je pus enfin distinguer la figure de proue du navire et là mon cœur s’arrêta de battre. C’était bien elle la Sainte Barbe qui se dirigeait lentement vers mon frêle esquif, comme dans un cauchemar éveillé. Le pont semblait désert mais je distinguais maintenant parfaitement le dessin de sa proue infernale que j’avais eu tout loisir de détailler la veille au soir. Elle figurait une femme d’albâtre aux seins lourds arborant des cheveux d’ébène et une longue barbe incongrue et dérangeante. Mon instinct ne m’avait donc pas trompé. Maintenant la frégate n’était plus qu’à quelques bords de notre chaloupe et j’étais seul pour affronter les conséquences de notre terrible forfait. Mes compagnons avaient rejoint la terre ferme pour négocier notre précieux butin et ils devaient être en train de s’aviner dans quelque taverne du port.
Était-ce la justice divine qui me poursuivait ainsi sur l’eau jusque dans la nuit noire ? Soudain la brise se leva et ma chaloupe se mit à tanguer sur l’eau sombre de mes pensées. La Sainte-Barbe frémit attisant toutes mes craintes, sa voile se gonfla et sa coque gémit sinistrement.
Notre terrible soirée de la veille me revint alors en mémoire comme un mauvais film d’horreur. A chaque nuit sans lune nous voguions tous les quatre, inséparables mécréants, sillonnant les abords de la lagune sur notre vieux canot à la recherche de quelque forfait à perpétrer ou d’un navire à aborder, quand nous l’avons aperçue, majestueuse, toute de noir et blanc vêtue jusqu’à sa proue maléfique. Elle dégageait une sombre puissance qui nous fit hésiter un instant mais l’occasion était trop belle. Nous savions que la Sainte-Barbe transportait une précieuse cargaison d’épices et qu’à cette heure tardive presque tout l’équipage devait dormir paisiblement. Nous avions pour nous l’effet de surprise et la nuit noire qui dissimilait notre frêle esquif au timonier. Comme d’habitude mes trois compagnons s’étaient chargés de massacrer l’équipage et de vider les cales tandis que je faisais le guet en complice un peu lâche car je n’ai jamais pu supporter la vue du sang. C’est pourtant moi qui les ai convaincus de ne pas saborder le navire mais de le confier aux caprices de l’océan. Jamais je n’aurais imaginé le revoir un jour. Et voilà que la frégate voguait droit sur moi. Elle se rapprochait très vite maintenant poussée par un vent de Suroît. J’étais paralysé par la peur, incapable de réfléchir, de manœuvrer, ni même de sauter à l’eau pour sauver ma triste peau. Anesthésié, j’attendais le choc fatal comme une punition divine et inéluctable. Je fermais les yeux et m’accrochais désespérément au bastingage en me jurant de m’amender si par miracle j’en réchappais. Et quand, soulevé avec mon bateau par le souffle puissant de son haleine, je les rouvris pour voir la mort en face, je vis passer comme l’éclair à la pointe tremblante de mon nez les deux seins lourds et la barbe tortueuse d’une déesse furibonde. Ma chaloupe manqua de chavirer. Je basculais en arrière, me cognais violemment la tête et je m’évanouis tandis que le bateau justicier se noyait dans la brume.
Coco juin 2015