Une série de textes sur les lignées paternelles et maternelles inspirés par la lecture d’extraits « d’écrire la vie » d’Annie Ernaux.
Archives de l’est
L’histoire commence avec l’arrivée de mon grand-père paternel en France. Sur un tombereau qu’il tirait à bout de bras, il débarquait allemand sur le sol lorrain, affublé de sa femme au prénom impossible et de quelques pauvres meubles et vêtements. La légende familiale le disait buveur et violent. Il a fait beaucoup d’enfants à ma grand-mère dont on dit qu’elle a eu le bon goût de mourir à la naissance du petit dernier : mon père. C’est beaucoup plus tard que ce voile de misère a été déchiré quand j’ai appris que mon grand-père était peintre, il peignait dans les églises avec un certain succès. Lui le mécréant, lui et sa tripotée d’enfants non baptisés, lui et sa femme éternellement grosse, il était capable de représenter des madones à la peau pure et nacrée, des voiles sacrés aux bleus azuréens, de la douceur dans le regard de la vierge à l’enfant.
A ses propres enfants, il était pourtant bien incapable de leur en donner, ils les battaient comme plâtre quand le schnaps venait à manquer. La patience qu’il mettait à organiser le sujet sur sa toile, il la faisait payer à ma grand-mère, dont il n’est rien resté dans l’histoire familiale qu’une absence de sourire, un prénom : Wilhelmina et un visage de madone triste, le modèle absolu des peintures de maternité divine de toutes les églises lorraines exécutées en 1900.
Valérie Weber
Gertrude,
C’est sur une photo que je te retrouve le mieux. Aujourd’hui, c’est le mariage de ton fils Albert. Tu as mis une longue robe noire. La meringue qui se tient à côté d’Albert donne des envies d’enterrement. Y’en a du bruit, de la vaisselle et des gens qui valsent. Y’en a des rires gras et des gloussements de poules. Faut dire que le vin de Moselle roule par tonneaux sur les tables. Et le repas gave les invités : purée, pain, beurre, saucisses, petit salé. Et hop, la jarretière de la meringue qui traverse la salle. Les mains sur les oreilles, je te regarde traverser, paquebot calme, les icebergs des tables emmariagées. Ton pas est lent, tu prends ton temps. Un léger sourire étire tes lèvres minces. C’est toi la plus belle, Mémé, c’est comme ça que je t’appelle du haut de mes douze ans. Tu es encore vivante, élégante. Ta main gauche serre un réticule pailleté sous ton bras et ta main droite a l’air de chercher à toucher quelqu’un devant toi mais il n’y a personne. Si ce n’est pas encore compris par les convives qui te jettent des regards en coin, tes lunettes noires sous les lumières crues, c’est le diabète et ses ravages, tu n’y vois plus rien. Et par bonheur, dans les décibels cruels à mes oreilles d’enfant, ta presque surdité te sauve. Elle t’épargne la vulgarité des propos, gras petits pois lancés d’une table à l’autre. Te voilà assise, dans un mouvement qui est un éloge à la lenteur. Tu tournes le buste à droite puis à gauche, comme une reine à la parade, avec une inflexion infinie, invisible à mes yeux. Ta fille se tourne vers toi avec adoration, son mari regarde de l’autre côté. Mes parents, mariés d’il y a dix ans. Et toi, Mémé, ton mariage en noir ? C’était pour marquer ton opposition à tes parents qui te donnaient à cet homme souriant mais un peu sot ? Des dizaines de milliards de secondes plus tard, bien des mariages après, sans pouvoir se désengluer de ces terrils, des métiers tout faits, mécaniciens pour les hommes, secrétaires pour les femmes, les mineurs au chômage. Une partition fasciste de la Lorraine. Et toi, Mémé, qu’attendais-tu ? Sous le regard de tes mains caressantes, c’est bien. La transparence du tissu noir sur tes épaules, elles ont été belles. Devant mon idole me vient une prière, une promesse : je ne me marierai jamais, je n’aurais pas d’enfant et je resterai belle à tout jamais. Comme toi en cet instant. Il ne te reste que quelques jours à vivre. La jacinthe devant toi, sur la table des noces, c’est ton dernier lien au vivant, les ailes de ton nez disent le plaisir capiteux de la fleur généreuse. Rien à voir avec l’immense gâteau blanc dégoulinant de crème, sans goût, sans parfum qui circule sous les applaudissements nourris de la noce qui s’épuise. Le rouge me monte aux joues, allergie aux pommes, au sucre, au gras, mon ventre gonfle ma robe rose d’enfant modèle. Le supplice du mariage touche à son terme, je vais pouvoir retourner à ma chambre et à mes livres.
Tu nous accompagnes, tu vis à la maison. Un jour, tu n’es plus là, ma mère pleure beaucoup. Je ne sais pas ce qui se passe ensuite. De longues années après, je glisse, Mémé. J’ai presque ton âge quand tu as disparu, ce qui nous met à égalité. Et tu deviens Gertrude, la belle, la mystérieuse. Même dans le cauchemar que Maman fait souvent, tu marches dans la mer, dans ta longue robe noire, tu t’enfonces, doucement. Maman cherche à te sauver, mais tu ris et tu disparais. Elle ne sait pas qu’il faut te laisser faire, je sais où tu vas, décidée et fière. Et moi, je te suis, où tu iras, j’irai.
Valérie Weber
Papa par Cosima
Pas de souvenirs réels, que des légendes familiales précieusement répétées et gardées d’année en année jusqu’à devenir vraies, monolithiques, immuables.
Racontées comme preuve que finalement oui, je me souvenais de papa même s’il était parti si tôt. Et pourtant…assise par terre entre ses jambes nous faisions du découpage, de ça j’en suis sure. Il était penché sur moi, protecteur, souriant. Et puis la légende qui me plait le plus, lui et moi seuls au restaurant quand j’avais trois ans parce que oui, j’étais son grand amour et rien n’était assez bien pour moi.
Le lit à barreaux laqué en blanc avec des lapins était à moi et ma légende veut que papa se soit disputé avec maman en arguant qu’on ne pouvait pas le donner à mon petit frère car il était à moi.
Perchée sur ses épaules, lovée dans ses bras, de ça j’ai une photo.
Il était casanier et le dimanche, jour de congé de la bonne, il faisait la vaisselle. Ça je l’ai entendu de ma mère qui le racontait mi étonnée, mi admirative.
Et puis les boucles d’oreille qu’il avait données à Maria un Noël, Maria qui a par la suite remplacé papa dans toutes les photos de famille où nous sommes devenus : maman, Maria et les enfants. Des années et des années, toutes les années où le vide a été remplacé par Maria.
Papa qui allait au travail en taxi parce qu’il ne savait pas conduire, papa qui a pris son permis en prévoyant un accident futur qui s’est réalisé, papa…
Il est absent de mes souvenirs du voyage en Autriche ou un chat m’a griffé, il est absent de mon quotidien de petite fille. Quatre ans passent si vite.
Au moment de sa disparition, je portais un manteau bleu au col et aux boutons en velours. Les manches se sont raccourcies, je m'y suis accrochée, est- ce que ce manteau me reliait à papa et comment ? Un jour le manteau a disparu remplacé par un autre à ma taille dont je ne me souviens absolument pas.
Et les cauchemars ont commencé, un serpent entrait dans le lit, je tombais dans un trou noir, ma tête explosait avec mes premières migraines et seul mon pouce et mes petits frères venus trouver du réconfort dans mon lit apaisaient la douleur et le vide laissé par son absence.
Cosima
Racines par Cosima
1854, photocopie d’une lettre, Minna Biach écrit à une parente déjà à Vienne. Elle est restée à Bratislava ou elle s’occupe du commerce familial. Le quartier juif se situe autour de la cathédrale. Le régime communiste l’a depuis détruit construisant une monstrueuse route surélevée qui découpe comme une balafre le cœur de la ville.
Prague 1981, je cherche dans le bottin d’une cabine téléphonique mon nom de famille. Il y en a en effet quelques uns. Apparemment mes origines viennent de là. De Bunzlau plus précisément, bourgade Bohême connue pour ses poteries aux couleurs chatoyantes.
Mon frère me dit que nous étions une des familles fondatrices de la communauté de Prague. Va savoir.
Sur est que la famille de papa a toujours été féconde en garçons et les garçons Bunzl ont épousé des sœurs Biach créant ainsi une mini dynastie, Bunzl-Biach, à Bratislava, avant de s’installer à Vienne au milieu du 19 ème siècle.
Max a épousée Minna. Ils ont eu sept fils dont mon grand père Hugo qui à son tour a épousée Olga.
Ils ont vécu et prospéré à Vienne jusqu’en 1938 où après l’Anschluss, ils ont pu émigrer en Angleterre. La famille Biach a disparu dans la tourmente.
La famille de mon père s’est éclatée en mille morceaux. Suisse, Chine, Palestine, Angleterre Amérique, Italie et Espagne. Seul Victor est rentré en Autriche après la guerre.
Les autres, continuent à se souvenir et préservent une identité dans leurs nouveaux pays d’accueil qu’ils aiment et dont ils se sentent partie intégrante car qui est plus européen qu’eux ?
Je ne connais pas l’histoire de ma famille d’avant mon arrière grand père, ils étaient pieux c’est sur, ils étaient éclairés probablement car ils ont tout fait pour s’intégrer.
Es ce qu’ils ont participée à l’Haskala, le mouvement des lumières dont Moses Mendelssohn a été le précurseur ?
J’aime le croire.
Cosima