Lis la suite du récit :
L’enfant est sage. C’est une fille. Elle avait six semaines lorsque Monsieur Linh est monté à bord avec un nombre infini d’autres gens semblables à lui, des hommes et des femmes qui ont tout perdu, que l’on a regroupés à la hâte et qui se sont laissé faire.
Six semaines. C’est le temps que dure le voyage. Si bien que lorsque le bateau arrive à destination, la petite fille a déjà doublé le temps de sa vie. Quant au vieil homme, il a l’impression d’avoir vieilli d’un siècle.
Parfois, il murmure une chanson à la petite, toujours la même, et il voit les yeux du nourrisson s’ouvrir et sa bouche aussi. Il la regarde, et il aperçoit davantage que le visage d’une très jeune enfant. Il voit des paysages, des matins lumineux, la marche lente et paisible des buffles dans les rizières, l’ombre ployée des grands banians à l’entrée de son village, la brume bleue qui descend des montagnes vers le soir, à la façon d’un châle qui glisse doucement sur des épaules.
Le lait qu’il donne à l’enfant coule sur le bord de ses lèvres. Monsieur Linh n’a pas l’habitude encore. Il est maladroit. Mais la petite fille ne pleure pas. Elle retourne au sommeil, et lui, il revient vers l’horizon, l’écume du sillage et le lointain dans lequel, depuis bien longtemps déjà, il ne distingue plus rien.
Enfin, un jour de novembre, le bateau parvient à sa destination, mais le vieil homme ne veut pas en descendre. Quitter le bateau, c’est quitter vraiment ce qui le rattache encore à sa terre. Deux femmes alors le mènent avec des gestes doux vers le quai, comme s’il était malade. Il fait très froid. Le ciel est couvert. Monsieur Linh respire l’odeur du pays nouveau. Il ne sent rien. Il n’y a aucune odeur. C’est un pays sans odeur. Il serre l’enfant plus encore contre lui, chante la chanson à son oreille. En vérité, c’est aussi pour lui-même qu’il la chante, pour entendre sa propre voix et la musique de sa langue.
Monsieur Linh et l’enfant ne sont pas seuls sur le quai. Ils sont des centaines, comme eux. Vieux et jeunes, attendant docilement, leurs maigres effets à leurs côtés, attendant sous un froid tel qu’ils n’en ont jamais connu qu’on leur dise où aller. Aucun ne se parle. Ce sont de frêles statues aux visages tristes, et qui grelottent dans le plus grand silence.
Une des femmes qui l’a aidé à descendre du bateau revient à lui. Elle lui fait signe de la suivre. Il ne comprend pas ses mots mais il comprend ses gestes. Il montre l’enfant à la femme. Elle le regarde, paraît hésiter, et finalement sourit. Il se met en marche et la suit.
Les parents de l’enfant étaient les enfants de Monsieur Linh. Le père de l’enfant était son fils. Ils sont morts dans la guerre qui fait rage au pays depuis des années déjà. Ils sont partis un matin travailler dans les rizières, avec l’enfant, et le soir ils ne sont pas revenus. Le vieil homme a couru. Il est arrivé essoufflé près de la rizière. Ce n’était plus qu’un trou immense et clapotant, avec sur un côté du cratère un cadavre de buffle éventré, son joug brisé en deux comme un brin de paille. Il y avait aussi le corps de son fils, celui de sa femme, et plus loin la petite, les yeux grands ouverts, emmaillotée, indemne, et à côté de la petite une poupée, sa poupée, aussi grosse qu’elle, à laquelle un éclat de la bombe avait arraché la tête. La petite fille avait dix jours. Ses parents l’avaient appelée Sang diû, ce qui dans la langue du pays veut dire «Matin doux». Ils l’avaient appelée ainsi, puis ils étaient morts. Monsieur Linh a pris l’enfant. Il est parti. Il a décidé de partir à jamais. Pour l’enfant.
Lorsque le vieil homme songe ainsi à la petite fille, il lui semble qu’elle se blottit encore davantage contre son flanc. Il serre la poignée de sa valise et suit la femme tandis que son visage luit sous la pluie de novembre.
Parvenus dans une pièce où règne une bonne chaleur, la femme lui désigne une place. Elle le fait asseoir. Il y a des tables, des chaises. C’est très grand. Pour l’instant, ils sont seuls, mais un peu plus tard tous ceux du bateau arrivent dans la salle et s’installent. On leur sert à manger une soupe. Il ne veut pas manger, mais la femme revient près de lui pour lui faire comprendre qu’il faut manger. Elle regarde la petite qui s’est endormie. Il voit le regard de la femme sur l’enfant. Il se dit qu’elle a raison. Il se dit qu’il faut qu’il mange, qu’il prenne des forces, pour l’enfant sinon pour lui.
Il n’oubliera jamais la saveur muette de cette première soupe, avalée sans cœur, alors qu’il vient de débarquer, qu’au-dehors il fait si froid, et qu’au-dehors, ce n’est pas son pays, c’est un pays étrange et étranger, et qui le restera toujours pour lui, malgré le temps qui passera, malgré la distance toujours plus grande entre les souvenirs et le présent.
La soupe est comme l’air de la ville qu’il a respiré en descendant du bateau. Elle n’a pas vraiment d’odeur, pas vraiment de goût. Il n’y reconnaît rien. Il n’y trouve pas le délicieux picotement de la citronnelle, la douceur de la coriandre fraîche, la suavité des tripes cuites. La soupe entre dans sa bouche et dans son corps, et c’est soudain tout l’inconnu de sa vie nouvelle qui vient en lui.
Le soir, la femme conduit Monsieur Linh et l’enfant dans un dortoir. L’endroit est propre et spacieux. Deux familles de réfugiés y sont déjà installées depuis trois semaines. Elles ont pris leurs habitudes et leurs aises. Elles se connaissent pour être originaires de la même province du sud. Ensemble, elles ont fui, dérivé longtemps sur une épave, avant d’être recueillies à bord d’un vrai bateau. Il y a deux hommes, jeunes. L’un a une femme, l’autre, deux. Les enfants au nombre de onze sont bruyants et joyeux. Tous regardent le vieil homme comme un gêneur, et le nourrisson qu’il porte, avec des yeux étonnés, un peu hostiles. Monsieur Linh sent qu’il les dérange. Malgré tout, ils se forcent à lui faire bon accueil, s’inclinent devant lui, l’appellent Oncle, comme c’est la coutume. Les enfants veulent prendre la petite Sang diû dans leurs bras, mais il leur dit d’une voix calme qu’il n’y tient pas. Il la garde contre lui. Les enfants haussent les épaules. Les trois femmes chuchotent, puis se détournent. Les deux hommes se rassoient dans un angle et reprennent leur partie de mah-jong.
Le vieil homme regarde le lit qu’on lui a attribué. Il pose délicatement l’enfant à terre, enlève le matelas du sommier, la place à même le sol. Il couche l’enfant sur le matelas. Enfin, il s’allonge à côté d’elle, tout habillé, tenant dans sa main la poignée de sa valise. Il ferme les yeux, oublie les familles qui se sont mises en cercle et commencent à manger. Il ferme les yeux et s’endort en songeant aux parfums du pays natal.
Complète le tableau d'hier avec les nouvelles informations dont tu disposes. Je mettrai ma proposition de corrigé dans le cours de jeudi.