Scènes de la vie provinciale

Date de publication : 3 févr. 2018 15:13:41

Scènes de la vie provinciale

… Et moi qui prône la dégustation ! Le carpe diem !

L’attente commence. Les Marseillais se sont invités pour célébrer la fête des Mères. Ils arrivent à pas d’heure, mais c’est quand même 13h30… En deux plombes, une bouteille de rosé s’en est allée, a vécu. Des allers-retours pisciniers font passer les ivresses naissantes et durant ce long préambule, je fais remarquer à Julie comme il est impossible de réaliser que voilà un mois pile nous commencions d’arpenter Tachkent… ses immenses avenues staliniennes si boisées, que bordent des barres d’immeubles aux façades ouvragées à l’orientale. J’en ai la berlue… hallucine… m’ébaubis. Les filles sont enfin là, tenues d’été… les bouquets ronds de ma fille.

Une promesse que je me dois de tenir : les subtiles différences entre la vergogne et la honte…

Ainsi, la fausse honte existe quand on ne peut éprouver de fausse vergogne. Et la honte est un sentiment plus liquide, on peut aller jusqu’à la boire (cf. « Toute honte bue »), ce qui n’est pas le cas de la vergogne qui n’est plus connue que précédée de sans.

Un repas en terrasse, des salades dont la préparation m’a occupé une forte demi-heure. Une de pommes de terre au thon, olives de Nyons, oignons blancs ; une de poivrons grillés, anchois ; quelques tellines ; petites tomates-cerise ; une salade verte à peine aillée. Vous avez dit : Byzance ? Chut ! Ma chienne…

Plus tard, entre deux chapitres du dernier Vargas, je rêvasse : l’ombre de la vigne vierge sur l’immense parasol vert au pied en genévrier massif reproduit la tapisserie de notre nid d’amour, rue Lamaguère. Et hop ! Un p’tit coup de jeune… ou de vieux, selon humeur. Le berceau ancien de ma fille dont le bec de cygne en noyer retenait, un peu menaçant, le voile de faille protecteur…

La cloche égrène au loin ses huit coups. Le ciel gris, encore. Un gris qui, par deux fois, a laissé échapper une ondée, cent gouttes peut-être, à l’heure où nous sommes accoutumés d’interrompre notre farniente bucolique et une autre, traversière, après le dîner, au moment où Luce décide que l’heure est venue de quelque jeu (elle va chercher un à un les instruments qu’elle juge propices à sa fantaisie, son doudou actuel – une peluche informe ramenée par sa marraine – un manche de côte de bœuf préhistorique, la corde à sauter qu’elle a piquée à Emma.

La journée a commencé d’une manière qui m’enchante : le Supplément-Livres m’accompagne dans la salle de bains orange pour soutenir mes luttes intestines et le cahier central est consacré à un écrivain de moi inconnu, inventeur, à ce que je découvre, de la « narratologie », Gérard Genette. Il publie « Bardadrac » - un itinéraire intime et traversier – d’après Philippe Lançon qui présente l’ouvrage. L’idée du gars m’intéresse : son bouquin est une sorte d’autobiographie fabriquée avec des bouts de Journal intime juxtaposés et classés par ordre alphabétique, avec des entrées comme dans une encyclopédie. L’une d’entre elles donne la clé du titre. « Bardadrac » est : « le mot d’argot intime par lequel une femme […], Jacqueline, désignait un sac aussi vaste qu’informe, qu’elle traînait partout, au dedans comme au dehors, et qui contenait trop de choses pour qu’elle pût en trouver jamais une seule. Mais la certitude trompeuse qu’elle y était la rassurait, et le mot s’appliquait par métonymie à son improbable contenu, par métaphore, à toute espèce de désordre, et par extension à l’univers entier, environs compris. » Et, poursuit Lançon, citant le début du portrait de la dame : « À Launay, sauf extrême canicule, elle portait volontiers, sur une robe légère à bretelles indécises, un cardigan gris passé qu’elle oubliait d’attacher puis dont elle retournait les manches, comme un gant, pour l’ôter, en sorte qu’il se retrouvait à l’envers une fois sur deux, côté sans griffe jours pile, côté griffé jours fastes, ou l’inverse, sans grand dommage pour une tenue des plus flasques. »

Il termine : « Ecrire pour réinventer une telle image, c’est faire abracadabrac : rendre hommage à la vie en lui donnant un léger, un dernier supplément – et comme une traîne de mots, comme un charme. » Elégant, n’est-il pas ?

… Un bien bel orage, finalement ! Oh, pas les gros énormes aoûtiens ou septembristes avec zébrures, fracas et tremblements. Mais quand même… une pluie presque diluvienne, durant une bonne grosse heure qui vous gave le jardin et la pinède de l’eau dont ils sont privés depuis des temps déjà immémoriaux. Le déluge cesse et le tonnerre s’éloigne comme à contrecœur, la queue entre les jambes en maugréant ses basses sur les collines circonvoisines.

Quelques instants de patience pour éviter une mauvaise surprise et nous partons dans la Grenouille, nous deux, la chienne folle de joie. La colline – le départ du GR dans les olivettes, la borie effondrée. Une barre bleutée orne l’horizon vers le couchant, le soleil encore caché par les nuages au liseré noir, qui tente une percée, le sentier désert à travers la garrigue saoulée par l’ondée. Le bonheur dans les plantes aromatiques. La chienne zigzague d’un bord à l’autre du chemin, ivre d’odeurs. On va, paisibles, jusqu’au petit col, face au soleil qui a basculé dans l’azur. Première balade printanière – il était temps, l’été dans trois jours. Au retour, le ciel rutile, nettoyé sou neuf : nos cliques, nos claques, nos romans noirs sur le gazon.

Puisque le poète a déjà chanté les Songes d’une nuit d’été, qui dira les charmes des matins de Juin ? Bernie, sans doute… Qui baigne, depuis trois jours au moins, dans la béatitude la plus effrénée, la lévitation chaque jour renouvelée dans cette ambiance unique – l’ouverture une à une, tasse de café en mains, des fenêtres que les chaleurs à venir vont condamner à l’entrebâillement, le léger courant d’air qui pénètre les pièces encore endormies, le clin d’œil familier au doux regard myope de Marguerite sur le bureau, le jacassement des pies querelleuses qui annonce le crincrin forcené des cigales. L’évidence que les instants à venir seront accompagnés de leur cortège de sortilèges bénins – le sourire de J. à l’arrivée de son noir breuvage, la queue de la chienne battant timidement à chacune de mes entrées dans la cuisine, la lecture quiète du journal, un bain dans la conque frémissante (il semble alors que le jardin s’étire et soupire d’aise), la lumière du soleil qui s’élève au dessus du grand chêne et dont les rayons maintenant éclaboussent, qui le jaune éclatant d’un zinnia, qui la boule cardinalice d’une tête d’ ail, qui la flaque multicolore d’un troupeau d’Impatiens. Et, plus tard, après la confection des crudités, l’envol d’une petite fumée échappée du barbecue où vont griller selon humeur, côtelettes ou sardines, andouillettes ou daurades. La sieste, nu comme un Dieu fatigué dans la pénombre d’une chambre. Un malt au bord de l’eau dans le froissement du vol des martinets, leur pépiement d’affamés. Un menu pour voir ? Une douzaine de ces adorables courgettes-bâton emmanchées de leur fleur de safran fripée – à peine cuites, en vinaigrette tiède -, une côte de bœuf au gril, chips et feuille de chêne aux reflets roux ; et tiens ! un petit canon-fronsac 2003 pour l’exemple.

J’ai même un filet d’amertume pour caviarder tant de douceurs, les mettre en relief en vue d’une meilleure dégustation. Au détour du dernier Lambron, ce paragraphe qui m’interpelle, où l’auteur – lyonnais d’origine mais expatrié à Paris depuis la rue d’Ulm – juge ainsi les travers des Parisiens en des termes très idoines :

« Ce que je n’aime pas dans Paris […], ce sont ces mœurs jalouses qui poussent à la méchanceté réactive : l’esprit voltairien dégradé en acidité voulue, la nécessité de répondre quand on nous frappe, le reste de mépris dans la mentalité bourgeoise, l’acrimonie déguisée en vertu par les belles âmes pharisiennes, la cotation boursière des individus… »