Comme une anaphore 2

Date de publication : 8 déc. 2017 13:52:15

Comme une anaphore 2

Comme le Lançon de la semaine m'a offert un long article à base de nostalgie, je n'ai aucune vergogne à m'en repaître. On sait sans doute ma dilection pour ce sentiment au sein duquel je vadrouille avec le plaisir d'un loup de mer sur une mer démontée. J'en ai fait mon fond de commerce (et n'y paie nulle patente), m'y prélasse à ma guise lorsque la fantaisie m'en prend, et pensant avec Camus que « parler de ses peines, c'est déjà se consoler ». Sous le bandeau Tristes tropismes, il commente L'encre de la mélancolie, le dernier ouvrage d'un Suisse hors d'âge mais néanmoins nonagénaire, Jean Starobinski. Le vénérable patriarche y étudie la mélancolie et sa petite sœur, la nostalgie. « La nostalgie, cette variante du deuil », dit-il. La nostalgie, cette déclinaison de la mélancolie, l'auteur en fait une anatomie. Le mot est né en Suisse – et je me souviens avoir pris quelques notes là-dessus, voilà quelques années – à cause de ses nombreux expatriés. On nommait cette pathologie Heimveh « regret » et encore desiderium patriae. C'est aussi un Suisse, Johanes Hofer, qui forgea ce vocable en 1688. « Il s'avisa de lui trouver un nom grec car il n'était pas convenable qu'une maladie […] n'ait pas son vêtement de cérémonie emprunté aux langues classiques ». Hofer eut la main heureuse : à l'aide de nostos « retour » et algos « douleur », il créa nostalgia, mot dont la fortune fut telle que nous en avons oublié l'origine. » La maladie ne s'applique plus simplement aux âmes simples mais s'étend aux individus cultivés. La mélancolie – et sa variante nostalgique – est l'essence des écrivains. Premier des grands mélancoliques labellisés : le philosophe Démocrite, un homme qui se retire et observe en riant la folie des hommes. Hippocrate en conclura qu'il est un sage : il est simplement lucide, parce qu'il est double. « … obscure, mais brillante, elle possède tout ensemble un pouvoir d'assombrissement et une faculté éclairante. Bref, partout où passe la mélancolie, le dédoublement s'insinue. » La marque des Gémeaux ? Et Lançon termine : « Ce sont les plaisirs de l'écrivain, toujours entre deux mondes, lâchant l'encre sur la page d'un blanc de sourire, de mouchoir, de linceul. »

Comme nous sommes installés devant le premier film d'une jeune cinéaste, j'imagine la tête que ferait le nègre qu'on a vu plus haut en découvrant la physionomie de l'héroïne, une donzelle de quinze ans. Ah, mes aïeux ! Le presque sosie de ses fantasmes de jeunesse ! Par moments, je le sens au bord de la catalepsie. La même chevelure cascadante aux reflets de cuivre terni, tantôt en liberté et tantôt disciplinée tant que faire se peut en chignon ou retenue avec des tresses. Bon, une morphologie plus développée que l'original – on devine que la gamine possède une paire de lolos de femme déjà fatale (et si l'on en doutait, elle les montrera de face, tout juste vêtue d'une petite culotte et enragée après sa mère). L'apparente gémellité ne cesse de s'exacerber et si mon bon nègre attend le moment où elle enlèvera le bas – puisque, malgré son jeune âge, elle semble condamnée à le faire – je suis bien sûr qu'il espère secrètement le moment où brillera entre ses jambes l'éclair fauve qu'il a décrit de façon prophétique dans un délire onirique. Pour patienter, il peut toujours la manger des yeux en tenue de communiante, cheveux sagement retenus par une résille et s'exhibant tour à tour de face, de profil et de trois quarts. Vient enfin l'instant où le tendron la dévoile, sa naissance-du-monde. Soulevant la cotonnade de sa chemise de nuit, elle la montre furtivement, en guise d'ultime viatique (et dans une pénombre propice à sa pudeur de jeune fille en fleurs), à un aïeul en partance pour l'au-delà. Déception terrible pour mon voyeur qui n'a de cafre que le sobriquet : loin du triangle frisotté et igné de son rêve libidineux, il n'aura droit qu'à la furtive apparition d'une mèche hirsute et d'un blond sale. De quoi vous rendre mélancolique... Mais si l'on en croit Victor Hugo « la mélancolie, ce n'est rien d'autre que le bonheur d'être triste ».

Comme c’en est l'heure – en cette veille de Noël – on file à trois vers le canal de Fifine. Tout le lé s'offre à nous, désert, ensoleillé, un vrai chemin vers l’Éden. A mi-parcours, un sanglier repose dans le lit tari, sur une couche de galets blancs. Il semble assoupi, comme le dormeur du val et ses soies fauves et noires lui font une robe ensauvagée.