2015-12-Pas d'organdi pour miss Blandice - Extrait du chapitre 9

Date de publication : 10 févr. 2016 11:01:56

Pas d'organdi pour miss Blandice

Extrait du chapitre 9

Je m’avançai vers le centre de la chambre où se trouvait une simple table en pin verni ornée d’un vase de roses jaunes posé sur un grand napperon de dentelle. Au mur, malgré la défense maintenant dérisoire, une Isabelle adolescente me regardait. Face au portrait, sur le mur opposé, un miroir renvoyait dans ses eaux mortes le même visage de jeune femme en devenir emprisonné dans les motifs du papier peint.

Machinalement, j’avais pris le tissu finement ajouré entre le pouce et l’index. Était-ce le contact si doux du fil brodé joint à la sensation que, d’où elle était, Isabelle une dernière fois me réclamait sa leçon ? Les dernières pages de mon livre, peut-être ? J’osai, d’une voix assourdie par la peine immense :

« Tu vois, ma belle, ta maman a bien fait les choses. De la blonde de Caen à l’ancienne, réalisée au fuseau, en fil de soie écrue.

Peut-être ignores-tu que la technique de la dentelle nous vient de Venise à la fin du XVIᵉ siècle. Chez nous, on l’a d’abord mise au rayon « passementerie » avant que son nom n’apparaisse, d’après « petite dent ». Passementerie, c’était la boutique où l’on faisait commerce de passements, un tissu plat de fils de soie ou d’or utilisé pour décorer les meubles ou des habits. Un nom générique pour tous les galons, les franges, les rubans et les passepoils, les tresses, les torsades et autres cordons. En gros, la dentelle, il en existe trois grandes sortes, la blonde – que j’ai entre les doigts –, la cluny et la chantilly.

Lorsque la mode en fut venue, elle fut réservée à ces messieurs, dont c’était l’apanage, une exclusivité qu’ils ont gardée durant deux générations. Sa fabrication devint un sport national (au milieu du XIXᵉ siècle, il y avait près de 10.000 dentelières pour la seule région de Chantilly !) Et, pour ton agrément, je peux t’en égrener un sacré chapelet, celles d’Alençon et de Sedan, d’Argentan et du Puy, celles de Valenciennes et de Bayeux, celles de Chantilly et de Lunéville, de Luxeuil et de Méricourt, de Bruges, de Calais, de Malines et de Neufchâtel.

Une liste à la Umberto Eco, de celles qui donnent le vertige. »

Elle semblait me sourire, depuis son cadre en bois blanc, la jeune fille à l’âge de sa première jouissance subreptice.

Et moi, de vertige – l’émotion se m’adresser à elle à nouveau, dans sa chambrette de gamine ou bien encore, la litanie de mes dentelles –, il m’en est venu un de carabiné… Bien obligé de me coller au mur durant une longue minute, les yeux plus qu’embués et la gorge étreinte par mille arêtes et serrée, serrée…

Je retrouvai la mère où elle avait dit. Devant ma mine pâle et défaite, devant l’évidence de mon trouble, elle me fit asseoir d’autorité puis m’administra le cordial de ma jeunesse, quelques gouttes d’alcool Ricqlès sur un sucre, « le glouglou qui fait glagla ».

Le soir même, j’avais regagné mes pénates.

Il ne restait plus qu’une dernière page à noircir avant de mettre le point final à mon histoire… mon livre, plutôt. Mon histoire, je ne sais pas quand j’en verrai la fin. C’est encore le secret des Dieux.

Cependant, comme un bourrin mal luné, j’avais encore reculé devant l’obstacle.

Une urgence, une dernière formalité m’était apparue impérative, avec la brutalité et l’évidence obtuse d’un scialytique. Je me devais, avant d’écrire ces dernières phrases, de m’en aller saluer l’autoportrait de Courbet dont la reproduction sur un mur avait été le témoin de ma première rencontre avec Isabelle. C’était facile puisque l’original a trouvé sa place évidente au musée de la ville, dans les murs d’un hôtel particulier du XVIIIᵉ siècle, qui donne sur la longue esplanade où nous avions fait tant de charmantes allées et venues sous les ombrages.

J’y fus dès l’ouverture, le lendemain, et me retrouvai bientôt planté devant la toile à la taille confidentielle où le peintre communard s’est représenté de dos, face aux nuances infinies des camaïeux de bleus et de beige, avec la sensation comme lui, d’être minuscule. Dans mon esprit soudain chamboulé, le temps trébuchait et s’emmêlait les pinceaux. Se substituant à la silhouette imprécise du maître, j’avais maintenant la vision du corps nu d’Isabelle sur la crique de sable des bords de la Vis.

Ses deux cuisses glorieuses et d’albâtre grimpant vers sa toison d’ambre, telle, chacune, cette colonne Vendôme que les insurgés parisiens firent abattre et dont il fut reconnu avoir été l’instigateur de la chute. Et, comme moi, j’en eus alors la certitude absolue, condamné à payer la re surrection.

Une tâche sisyphéenne.