2015-09-Pendant l' août, la vente continue (suite)

Date de publication : 13 sept. 2015 16:50:03

Pendant l' août, la vente continue (suite)

Malheur ! Comme pour la suite, il ne vit rien venir, pauvre curé de Tours, dérisoire amant de la Fanette… (il m’a confié, par bribes, que, proprement habité et tout à fait coiffé, il n’avait aucun souvenir extérieur à ce réduit, au long de ces jours, ces semaines, ces mois). Dégringolait-il déjeuner chez lui dans la touffeur de l’heure méridienne ? Sans doute. C’étaient pourtant les premiers repas depuis les longues années carcérales à revivre une ambiance familiale, à bénéficier à nouveau d’un père, d’une mère, de sœurs. Des déjeuners ou des dîners autour d’une table qui ne fût point ces grosses tablées de réfectoires houleux, emplies de plats ignobles - cette purée de patates-merguez du Jeudi, qu’ils attaquaient en barbares, à pleines mains !

Il allait donc, d’assuétude la plus complète - jamais rassasié, toujours implorant du « rab » si l’on peut lui pardonner cette métaphore alimentaire sur un sujet aussi élégiaque – en addiction la plus totale. Malgré le fort recul, de presque un demi-siècle, il semble qu’il ne vivait plus que pour cela : il aurait sans doute dormi sur le trottoir, le soir venu, SDF de l’amour, pour demeurer là, au plus près, mâchonnant un reste de SA salive, respirant une fragrance de SA peau restée adhérente à sa main, et vérifiant, en des travaux pratiques autrement moins gratifiants, les rapports implacables entre "addiction" et "affliction", paronomase scélérate.

… C’est l'août, foi d’animal ! Monsieur son tortionnaire prends ses cliques, ses claques (oui, mais d’ses clics et d’ses clacs, lui s’en fout), impedimenta, progéniture et s’en va, pour des vacances – certes peu éloignées, sur cette plage de Moretti qui a vu éclore voilà à peine un mois sa félicité présente, au gré de la houle marine – emportant dans sa forte DS l’enveloppe charnelle de la déesse, le condamnant (pas de pitié pour la canaille !) à quatre longues semaines d’enfermement dans cette geôle qu’est devenue l’arrière-boutique, transformée tout soudain en ces gangues de pierre que l’on doit fracasser pour libérer une gemme dont l’éclat séraphique étincelle, ou l’une de ces veines tortueuses à l’abri d’une galerie de mine, à qui la lampe frontale d’un prospecteur arrache le reflet d’une pépite… Pauvre Harpagon meurtri !

Car, que reste t-il dans l’écrin lamentable d’où la Pierre Philosophale s’est échappée, devenu l’une de ces pauvres coquilles dont la nacre a passé une fois la perle ôtée, un ostrakon juste bon à servir, comme jadis, à recueillir les votes des censeurs conduisant, justement, au bannissement ? Que l’arrière-train d’une officine d’autrefois, une fois délaissé l’espace consacré à la délivrance des remèdes et le clinquant des vitrines, sous l’éclairage blafard des néons qui soulignent le bleu fané d’une étagère de pots à pharmacie : un couloir, un boyau entre deux murailles de réserves terminé prosaïquement par le petit chiotte destiné au personnel et une pièce plus large qui deviendra le domaine des apprentis potards à la rentrée, affublée d’une longue paillasse sous une fenêtre donnant sur l’arrière-cour au relief tourmenté, sur laquelle ils feront leurs armes de médicastres.

« Mon esprit est troublé, et j’ignore où je suis, qui je suis, et ce que je fais. Hélas, mon pauvre trésor, mon pauvre trésor, ma chère amie, on m’a privé de toi ; et puisque tu m’es enlevée, j’ai perdu mon support, ma consolation, ma joie, tout est fini pour moi, et je n’ai plus que faire au monde ! Sans toi, il m’est impossible de vivre. C’en est fait, je n’en puis plus, je me meurs, je suis mort, je suis enterré. N’y a t’il personne qui veuille me ressusciter, en me rendant mon cher magot, ou en m’apprenant qui l’a pris ? »

Rien. Des comparses pour seule compagnie, la hauteur d’âme des préparateurs minuscules, dont le chef est aussi infirmier, libraire, diabétique et son aide, un Arabe à la fine moustache dont on utilise parfois les talents d’interprète auprès de ses coreligionnaires. Un autre, moustique à l’énorme flèque, livreur effronté amoureux des Beatles, complète l’équipe…

Des heures ainsi, suffocantes à défaut d’être pâmantes, anémiques, inutiles, dans la touffeur l’été algérois. Pour toute distraction, la vente d’un tube de dentifrice, d’un collyre, ou d’un flacon de ce sirop que nous préparions, terminant d’un trait d’alcool pur le remplissage, ce qui n’était pas pour rien dans le succès qu’il remportait…

Alors, saisissant sa fidèle raquette en mousse et une balle, il s’éclipsait dans le jardinet, renvoyant, inlassable, la balle contre un mur décrépit, coup droit, revers, Pénélope, maille à l’endroit, à l’envers. Le cœur en loques, aboulique, déprimé, hypochondriaque, mélancolique.

Ah, que la male peste l’emporte ! Son bougre de persécuteur lui a laissé, en prime, un pensum, la lecture méticuleuse d’une pièce de théâtre par lui commise, d’une veine policière, et qu’il faudra arroser de commentaires forcément louangeurs…

« Je veux aller quérir la Justice, et faire donner la Question à toute la Maison, à Servantes, à Valets, et à moi aussi. Je ne jette mes regards sur personne, qui ne me donne des soupçons, et tout me semble mon voleur ? Eh ? de quoi est-ce qu’on parle là ? de celui qui m’a dérobé ? Quel bruit fait-on là-bas ? Est-ce mon voleur qui y est ? De grâce, si l’on sait des nouvelles, je supplie qu’on m’en dise. Ils me regardent tous, et se mettent à rire. Vous verrez qu’ils ont part, sans doute, au vol que l’on m’a fait. Allons vite, des Commissaires, des Archers, des Prévôts, des Juges, des Potences, et des Bourreaux. Je veux faire pendre tout le monde ; et si je ne retrouve pas ma topaze, mon rubis, mon diamant, je me pendrai moi-même après. »

Tout, la moindre gomme, le plus petit tube - tiens ! ce minuscule paquet, ce iota de poudre abandonné sur l’avide blancheur de la paillasse, tout la lui ramenant pour la lui ôter dans le même mouvement… tout faire alors pour n’être pas entraîné là-bas, au pied de ces dunes, au long de la grève où la houle écrase ses rouleaux verts – la fine écume doucement crépitante qui vient lécher ses pieds, ses chevilles, ses mollets… Ah, être soi-même écume, mousse, embrun !

La mer qui engloutit son corps dénudé, sa chevelure (alors immense, parmi laquelle il noyait parfois son propre visage) relevée à la va-vite en chignon et dont le flamboiement bouchonne au loin, entre deux lames, dans le lent ressac qui la berce. Une vague ultime la ramène, enveloppée de bulles pétillantes, la roule sur le léger gravier mêlé de brisures de coquillages, la dépose alanguie, hanche luisante, épaule irisée, cheveux follets du creux de la nuque collés en arabesques sur le renflement sacré du cou… le soutien-gorge du bikini, guingois léger, malmené par le raclement du jusant laisse deviner le contour d’un sein qu’elle remet, d’un geste bref et machinal, en son carcan de tissu, et – mais je suis fou ! – le slip détrempé souligne, inconvenante mais glorieuse, la double rotondité sous la chute de reins. Elle rit, encore éclaboussée, tandis qu’une buée, une fine poussière aurée de mica poudroie sur l’orbe d’une épaule… et une langue de sable humide plaque un fard taquin sur la poussière d’éphélides que l’été lui a semé sur la pommette, voilant à demi l’ocellure scintillante.

Coup droit, revers… la trajectoire de la balle capricante détricote les visions luxurieuses.

On pouvait être ainsi

Roi du monde et le serf

Enchaîné à sa nef

Déchaîné par l’ivresse.