Date de publication : 3 sept. 2017 08:36:40
Lucy in the sky 1
20 avril
Une semaine commence. Ma chienne en verra-t-elle la fin ? Elle ne peut même plus manger les œufs au plat que je lui propose… Tout juste la bouillie de gâteaux secs écrasés dans du lait que lui prépare sa mère. Et là, à l’instant, j’ai dû l’aider à descendre de son fauteuil du hall – une fois allongée, elle ne peut pratiquement plus se redresser – : elle voulait une fois encore aller pisser sur son gravier et boire dans l’écuelle jaune qu’on lui a laissée dehors. Épuisée, ma pauvre fille… Décidément non… Pas la fin de la semaine.
21 avril
Petite brise matinale… Un souffle, une haleine. Mais, je rêve… Par instants, une poussée plus brutale de l’air et les buissons s’animent, comme mus par une force intérieure. Par la baie vitrée tout à fait close, seule une infime partie du chant des loriots me parvient. Ma Luce est avachie sur le canapé. Elle n’a rien mangé hier. L’heure approche... Mais comment pourrai-je me décider à la faire grimper dans la voiture pour son dernier voyage ?
22 avril
Vautrée sur le grand canapé de cuir, apathique. Je fouille dans ma mémoire à la recherche de l’un de ces moments de grâce où elle me faisait savoir, avec une réserve parcimonieuse, son plaisir de partager avec moi les aîtres encore endormis. Tandis que je songe à cela, le cœur serré, elle se lève, cahote misérablement jusqu’à la baie et sort pisser, tirant derrière elle son arrière-train à demi bloqué. Misère…
23 avril
Drapeau en berne… Ma Luce…
Pour la première fois depuis onze ans, presque jour pour jour, tous les canapés ou les fauteuils de la maison sont désertés de sa masse d’obsidienne alanguie. Elle est partie dignement, avec une discrétion que n’aurait pas reniée Marguerite, au paradis des gentils clébards. Ma rieuse à l’échine pourtant si vite hérissée par les émotions, ma noiraude si prompte à jouer les Sioux sur le sentier de la guerre, ma grosse fille thon. Ah, putain ! C’est dur.
Seule, minime, consolation : la hantise due à ce que j’étais maître de l’instant, que je devrai décider du moment de prendre sa vie, cette hantise-là à disparu.
Hier matin, j’ai su que ce moment-là était venu. Elle était restée allongée, inerte, sur la terre battue de la pinède. Plus tard, une fois J. levée, nous l’avons aidée à rentrer dans la maison et elle n’a pu faire plus que se laisser choir sur la couverture à même le sol. Elle est restée ainsi jusqu’au bout. Le bout, elle y était déjà. Le bout du bout.
On s’est croisés avec mon aîné qui s’en va finaliser son contrat de mariage. Ricanement des Parques, comme un cinoche : un mariage tardif, un enterrement précoce… J. a prévenu le cabinet vétérinaire. C’est pour 15 heures. Ma noiraude n’a plus que deux heures à vivre. Et des poussières. A peine installée sur la table d’examen, la piqure de Valium est faite. Un quart d’heure après, celle de gardénal. On a bien sûr Pierrot D. dans la tête tandis que nous restons jusqu’au bout : elle a cessé de respirer illico.
De retour à 16 heures, les jeunes nous embarquent pour la première promenade d’après Lucy. Un crève-cœur, d’autant que nous croisons son ennemie jurée, le berger allemand qui la faisait toujours sortir de ses gonds.
24 avril
Impossible de me faire au désert stupide du canapé d’où ma fifille est absente. A sa manière soudaine de décider que le moment est venu de se mettre sur le dos, cuisses largement écartées, ventre ouvert à la caresse et aux baisers. Déjà, à l’heure du café du soir, en croquant mon bout de chocolat, mon cou avait pivoté dans le vide, histoire de vérifier qu’elle avait bien identifié la cassure du « mot » magique : chocolat.
25 avril
Un troisième jour commence sans ma grosse dondon. Mon aîné m’avait dit : « Tu vas la voir partout ». Pas tout à fait ça. Non… C’est plutôt, tu la cherches partout, son absence te crucifie où que tu sois. Manquent la caresse au passage et le bisou dans le cou qui sent bon le chaud. Manquent les mots d’amour quotidiens, à elle adressés en ce langage cucul que nous n’avons jamais employé pour nos enfants et petits-enfants mais qui la fondent comme le seul petit qui reste sous notre magistère. C’est idiot, on le sait. Il n’empêche… Manque le contact des lèvres sur son ventre gris et rose, seul endroit – avec le bout de son nez, la truffe si bien nommée – où les poils n’ont pas droit de cité.
Manque la personne – et oui, c’était là sa qualité insigne – à qui l’on parle, de qui l’on parle et qu’on voudrait douée de la parole : je n’aurai eu de cesse de lui seriner durant toutes ces années communes : « Cynda, tu avais promis qu’un jour tu nous dirais quelque chose ». Elle remuait alors la queue à faibles battements, façon de manifester le plaisir d’avoir entendu son surnom d’affectio et le son de ma voix. Oh, deux trois, pas plus. Faudrait pas non plus tomber dans la servilité. Et moi, m’apercevant soudain que l’usage de cet hypocoristique s’était institué quasi à mon insu. « Cynda », (par aphérèse du Lu de Lucinda) et Luce ou Lucy, pour la voix de son maître, l’officielle, celle de la pseudo-gronderie.
Plus tard dans la journée, alors que nous nous sommes installés sur le gazon, on pourrait entendre nos cœurs sonner le glas à l’unisson : là, madame la Luce aurait gratté la terre contre le mur comme elle aimait tant le faire pour se ménager cette odeur de sol retourné qui lui rappelait son jeune âge… là, elle se serait allongée à côté de l’un de nous, faisant peut-être à l’élu l’aumône de poser sa tête sur un pied en guise de possession…
C’est aussi le souci permanent que nous avions d’elle qui fait cruellement défaut. « Tu as laissé une baie ouverte pour la chienne ? » Et au départ en balade, la première qu’on va faire en tête-à-tête et sans elle, cette phrase comme une ritournelle très usée : « La Luce est équipée ? » – son collier – « Tu as pris la laisse ? »
Le nombre de gestes ou de pensées en rapport avec ma fille noire est proprement incroyable. Ainsi, au lever, le balayage mécanique du regard pour déceler la présence toujours possible de déchets organiques, flaque de pisse, petit tas de vomi ou étron oublié près de la baie. Et un second coup d’œil pour savoir si elle a dormi sur le canapé du salon – même la disparition de sa couverture attitrée nous est cruelle – ou sur le fauteuil de l’entrée. Puis, une fois dans la cuisine, la vérification du nombre de boîtes de Pedigree restantes.
La culpabilité, aussi… Après la découverte, sur son lit qu’on peut dire de mort (la table d’examen chez la véto) de la décoloration de ses gencives signant l’anémie. Qu’est-ce qu’on a pu la houspiller au cours des dernières vraies balades de la fin de l’hiver ou du début du printemps ! C’est vrai qu’elle traînait beaucoup en arrière-garde. Musardait, croyais-je. Gros imbécile ! Epuisée, oui… Connard, Bernie !
Ce soir, tagliatelles au basilic. Bien sûr, à cette occasion, la Luce s’incruste. Sa passion pour les tagliatelles fraîches… basilic, pas basilic… Rien à braire ! Une des seules occasions d’entrer en contact avec ses quenottes, elle qui prenait toujours la nourriture avec la délicatesse d’une marquise. Sauf les spaghettis et celles-là, dans la peur qu’elles ne s’échappent.
27 avril
Les gestes, toujours les gestes… Ceux qui, si souvent répétés, la font revenir comme s’ils la trainaient en laisse.
Là, c’est la fermeture des volets, le soir venu. On doit tout essayer car dame Luce, roulée en boule, la tête posée dans le giron de sa mère, a pris ses quartiers nocturnes. Jacota emploie sa voix dure de commandement et moi, des mots doux susurrés dans le creux de l’oreille. Voila belle lurette qu’il s’agit d’une lutte d’influence – mais peut-être, objectivement, de la mise en commun de tous moyens appropriés pour parvenir à nos fins. Ma grosse se décide à descendre du canapé, s’étire langoureusement et sort enfin. Elle fait deux mètres à peine, s’arrête sur la terrasse avant les trois premières marches en jetant un œil aussi inquisiteur que soupçonneux vers le coin sud-est, sous la pinède. Rassurée, elle franchit les marches et cherche l’endroit idoine sur le gravier. La chose peut durer… Pensez : onze années de pipis nocturnes obligés. Nonobstant les diurnes… Une fois le saint Graal localisé, elle s’accroupit brusquement et pisse en larges saccades. Le bout de sa queue arquée oscille pendant la miction. Elle s’en revient, regagne le canapé ou choisit le fauteuil du hall. C’est à sa discrétion. Elle le sait et use de cette liberté décisionnelle selon des critères très secrets.
28 avril
Le manque me point en amorçant la descente de l’escalier de la chambre. Je sais que la chienne n’est plus dans la pièce à vivre – un mot atroce puisqu’elle est défunte. La veille, j’ai posté sur Facebook la nature morte – merde ! celui-là aussi m’a échappé – que j’ai prise à cet effet : la première rose du jardin, qui a perdu dans la nuit tous ses pétales tombés en vrac au pied du petit vase en étain – mais avec une grâce évanescente qui m’a illico serré le cœur. Avec ces deux mots en guise d’épitaphe : « Adios, Lucinda ».
29 avril
Et ma chienne, bien sûr Ce manque absolu féroce au moment des repas. Tous ceux partagés avec elle, installée à cheval entre nous deux, posée sur le banc en noyer et les pattes avant pendantes.
Tiens ! Me reviennent soudain les simagrées, les mimiques impayables auxquelles elle se livrait lorsque l’un ou l’autre se levait, vers 17 heures, et montait lui préparer sa pitance vespérale. Elle s’asseyait sur son arrière-train, contre la chaise-longue de celui ou celle demeuré sur le gazon, en suivant du regard le préposé à sa bouffe. Un moment après, on lui disait : « Vas-y ! » Elle bougeait alors, se rasseyait un mètre plus loin ou faisait une volte, encore indécise, mi lard, mi cochon. Sachant pourtant très bien de quoi il retournait. Mais le moment n’était pas encore venu. Elle tenait à faire des manières… Du genre « et si ce n’était pas tout à fait prêt ? » Elle s’offrait encore en instant de délai… de grâce, semblait-il. Avant de ce décider enfin, la queue haute, toute concentrée sur les plaisirs à venir, trottinant sans hâte excessive.
Je ne lui donnerai plus la becquée avec une mouillette trempée dans une sauce, je ne partagerai plus avec elle mes œufs au plat, à elle le blanc (dont elle raffole), à moi le jaune et la soubressade dont je me contente d’offrir les fragrances à mon vieux dabe qui s’en délectait volontiers.
30 avril
La mère de Luce est revenue d’un raid comme elle sait si bien les faire à la grande surface locale avec, au poing, un bouquet d’artichauts violets de jardin. « C’est un cadeau pour notre Lulu », de la part de cette dame que nous avons si souvent croisée, affublée de son long manteau couleur rouille, au cours de nos balades en colline. Lui en aura-t-elle fait des fêtes dès qu’elle reconnaissait sa silhouette solitaire ! Cette manière inimitable qu’elle avait, la chienne, de vous balancer tout le poids de son arrière-train en travers des tibias en signe d’affection ! Les doux légumes aux pointes archiépiscopales, on se les dégustera le lendemain, en guise de deuil – et non pas de demi-deuil comme le voudrait pourtant la couleur.
2 mai
J’écris un petit texte d’hommage à ma grosse noire pour le publier sur FB, quelques lignes accompagnées d’une photo d’elle et moi près de sa plage contre la passerelle métallique jetée au-dessus du canal. Un endroit où il ne fera pas bon s’asseoir d’un moment… Elle aimait tant aller-venir entre nous deux assis sur les blocs de pierre pour se faire gratter l’échine après le bain dans sa plage attitrée.
3 mai
J’ai rejoint ma moitié – une aberration mathématique où le Tout se confond avec la Moitié – sur le gazon après une petite grille de mots croisés en véranda, une tasse d’arabica à portée de la main. Cette véranda, je me dois désormais de m’y installer, ce fauteuil au cuir si doux, il me faut dorénavant m’y prélasser pour deux : ma grosse mémère aimait tant s’y installer. On eût dit qu’elle pressentait que j’allais m’enfoncer dans les délices de Capoue et, ni une ni deux, elle me brûlait aussitôt la politesse. Et comment, ensuite avoir le cœur de l’en déloger ? Sacrée princesse au petit pois… adorable garce alanguie.
4 mai
C’est fou, en y repensant – le terme est inexact puisqu’elle occupe tout l’espace de notre matière grise et que nos cellules du myocarde ne font que battre à l’unisson du sien, quand il battait encore –, c’est fou le levier qu’elle représentait pour la sacro-sainte balade. On disait : « On sort la chienne ? » Et vlan, ça y était. Ou même, nous ne disions rien… Il suffisait de prendre en douce le collier toujours échoué sur la chaise provençale paillée rangée à demeure sous la fontaine en étain, à côté de la laisse. A l’instant elle sortait de sa pseudo-léthargie, de ses siestes infinies et – spy girl, va ! – commençait ses manières, ses tournicotis tournicotas, ses reptations, s’emparant d’une peluche au hasard pour faire mine de vous l’incruster dans les jambes.
direction du ponant, le sens traditionnel et indiscutable. Sa plage initiale, utilisée ou non, selon humeur, toujours à demi immergée dans le courant assez fort à cet endroit et lapant l’eau vive à coups de langue gourmands.
5 mai
Ma Luce et moi… Comme un adieu à l’innocence. Innocente, elle l’était sous toutes ses coutures, toutes ses faces comme les diamants qu’elle est allée rejoindre au ciel. Et d’une, elle n’aura jamais fait de mal à personne, même pas aux chats qu’elle a pourtant toujours coursé avec une constance digne d’admiration quoique sans succès aucun.
Etymologiquement aussi, de naissance pourrait-on dire puisque native d’Aniane, un petit village situé à la sortie des gorges de l’Hérault dont la fête votive bat son plein le 28 décembre, jour de la Saint Innocents, ces pauvres gamins de Bethléem massacrés – nous dit l’Évangile selon Matthieu – sur l’ordre d’Hérode, ce qui reste à prouver. Le village tire son nom d’Anio, un toponyme italien donné par saint Benoît au site sur lequel il construisit le monastère d’où le village est issu.
Enfin sexuellement car, ovariectomisée très jeune, elle n’aura eu que des relations platoniques avec le grand Vegas, le beau labrador de la rue des Arènes, son amant de cœur. Ah, les ramponneaux qu’ils se mettaient, ces courses folles, cette joie si pure, si animale ! De l’absence de relations charnelles, elle n’avait cure, semblant avoir fait sienne la phrase du Rousseau des Confessions : « L’innocence des mœurs a sa volupté qui vaut bien l’autre, parce qu’elle n’a point d’intervalle et qu’elle agit continuellement. »
Ma belle… Si sa robe était de jais, son âme était liliale.
10 mai
Alors quoi ? Ma Luce… Rien. Le manque, terrible, plus térébrant qu’un trépan forant un crâne. Un truc qui vous prend n’importe quand, à tout bout de champ, sans rime ni raison… Nul besoin d’à-propos… Le lisse de son ventre contre mes lèvres – elle sur le dos, cuisses écartées façon hétaïre de l’âme, ses pattes avant repliées à hauteur de la première articulation à la manière du bon chienchien à sa mémère attendant son susucre.
Débonnaire avec ça. Accueillant avec bienveillance l’hommage à sa vénusté canine.
Le sentiment d’irréel, aussi. Dans la maison, dans le jardin, partout en somme, rien n’a bougé en apparence. La gargouille de bois flotté dressée contre le montant en verre de la cheminée, patiemment écorcée, poncée, vernie par mes soins appliqués voilà un bon quart de siècle gueule toujours son cri muet qui s’enfuit vers le manteau noirci. Sauf que devant cette allégorie d’une souffrance indicible – d’où je me tiens, accoudé sur la table de ferme –, le canapé est vierge de sa couverture favorite et que, a fortiori, ma fille noire hurle son absence indélébile, encre de Chine sur vélin ivoire.