Date de publication : 2 mars 2017 09:26:36
Le cri de l’écrit
Une lettre, à nouveau – mais doit-on s’en plaindre par les temps qui courent, peuplés de courriels, autres textos affublés de fautes, barbarismes, méchants solécismes –, expédiée par L…, cet ancien copain d’amphis de la Ville Blanche (et de tant d’autres par la suite). Il me considère sans doute comme un commode exutoire, un réceptacle muet voire mieux, un douillet édredon où épancher de temps à autre ses humeurs. Souvent sa bile…
Il semble pourvu d’un parent assez lointain se piquant de longue main d’écriture et qui lui a, comme à l’accoutumée, envoyé un exemplaire de sa dernière production littéraire, un roman dont le titre n’est pas sans rapport avec La Rochefoucauld. On passera sur les préliminaires, les quelques rappels de l’époque où nous étions carabins.
… Ah, nom de Dieu !
Nom de Dieu que son livre est niais ! J’ai peine à le dire, lui qui avait si aimablement mis son grain de sel dans un mien projet, y amenant une sorte de savoir-faire semi-professionnel et me mettant ainsi, insidieusement, le pied à l’étrier. Qu’il me faille l’étriller me navre et me désole à un point qu’il est difficile d’imaginer. Mais quoi ! Une telle accumulation de platitudes, de bons sentiments à deux balles, de falots caractères, de guimauve convenue dans les personnages ! Le carcan désormais obligé de ce schéma caricatural, de petites ou moyennes trahisons conduisant le misérable héros – toujours le même, livre après livre – à se renfermer dans sa coquille de bernard-l’hermite, désastres sentimentaux le conduisant à fuir le sexe faible et ses chimères, lâchages misérables le condamnant à fuir ses semblables… Et par-dessus tout, ce flot ininterrompu de bons sentiments, ces définitifs « je suis minuscule, mais propre », ces « le monde est infect, moi nickel », ces « ne pas monter bien haut, peut-être et bla bla bla ».
Ça, la sagesse ? Ce moralisme de water-closet… Cet infatigable prêchi-prêcha administré d’un ton bonasse et lénifiant, ponctué de « couillon ! », de « comme on dit », de « comme dirait Gaston » soulignés à l’envi de points de suspension censés attirer l’attention du lecteur sur la profondeur de la remarque.
Mais comment peut-on être si grand lecteur, connaisseur accompli des moindres replis de l’âme de centaines de héros de romans, de Cids fabuleux, furieux Rolands, Cyranos héroïques, rusés Ulysses et enfanter pareil amas de plats individus ? Mystère et boule de gomme… Énigme et tuyau de pipe. Cet excellent conteur, cet érudit prodigieux, ce poète charmant pouvant écrire une page entière en vers alexandrins, est un romancier pâlichon et ses romans, mes uns après les autres, vous tombent résolument des mains.
Ainsi, tandis que je procède à l’extinction des feux après avoir, enfin, terminé ces deux cent pages, j’ai beau me morigéner, et vertement (quoique coi) me tancer : si mes paupières sont closes, mes yeux en revanche sont wide open sur pareil désastre.
Bien à toi
Sous le coup de ces lignes vengeresses, je pense à un autre écrivain, familial, lui, et à ses octosyllabes cachés dans un texte qui semble en prose, mais qui chante en secret au fil de cent et mille lieues abattues en bécane :
« J’ai vu des cathédrales blondes, et des abbayes châtain clair, des forêts noires et profondes, des soleils d’or, des chênes verts. J’ai vu des rochers gigantesques, des antres froids et ténébreux, et des précipices dantesques, et des sommets vertigineux. »
***
Au marché des Bressons, le rôtisseur n’a pas jugé utile les cagaroules à la provençale dont je comptais régaler mon aîné qui débarque ce soir. Je file alors au second marché (nous sommes samedi, on en a deux pour le prix d’un) avec, en poche, deux oignons paille et une grosse échalote et, pour tout breuvage, l’image navrante (peut-être symbolique) de la cabine téléphonique vandalisée dans la nuit, brûlée à l’os, et dont la carcasse métallique gît là, noircie, écartelée, pantelante au goudron fondu. Un véritable autodafé. .
Sur la grande place où se musse le suivant, bien à l’abri de sa halle couverte, gîte une haie de maraîchers autour desquels butinent des chalands nonchalants. J’y promène un œil exercé, faisant quelques emplettes pour les jours à venir, tout en gardant un autre – çui qu’il est guitche, disait le Roro de La parodie du Cid – sur ma tocante d’aviateur puisque je suis là pour accueillir l’élément féminin du boulevard Magenta. Elle arrive, elle est là, quittant le transport en commun pour des transports hors du commun.
Plus tard, après son bain, ma fidèle correctrice me tombera dessus malgré ma lecture en train. Elle veut, elle implore, elle exige quasi des coupes supplémentaires à mon texte De liche en bourriche (rebaptisé Tiré à la ligne, pour les besoins de la cause). Malheur ! Tous les adjectifs et épithètes – démonstration à l’appui, texte en mains, crayon plus aiguisé qu’un scalpel –, toutes fioritures ou redondances, devraient, que dis-je, doivent sauter.
Résigné à ce que ma chronique au fil de l’eau soit passée au fil de l’épée… Même sans risque de gangrène, l’amputation, certes douloureuse à mon cœur de créateur est pour mon bien, du moins celui du texte. Le problème, c’est le manque d’anesthésie, mais les parties ainsi sauvées de la nécrose en ressortent vivifiées, le propos indiscutablement plus percutant.
Il n’empêche.
J’aurai géré mes calamars avec, présente à l’esprit (et non sans à-propos), l’immortelle exclamation du Roro ci-dessus, brandissant l’espadrille avec laquelle il vient de souffleter son ex-futur beau-père, ruinant ainsi ses rêves d’épithalame : « Et toi, calamar de savate, au pluss je t’arrégare, au plus je oi pas bien / Si ma main c’est mon pied, ou mon pied c’est ma main ! »
On attend mon garçon parti chez son copain bistrotier afficher une pub pour mes Sentiers botaniques. À son retour, je jetterai trois sachets de riz dans une casserole d’eau bouillante et donnerai un dernier bouillon à mes bestioles céphalopodes. Au cours du festin marin, toute la conversation tourne autour de mes écritures à venir – un projet de roman sur un ami parti rendre visite à saint Pierre main dans la main avec un ancien premier ministre, en 1993. Bernie en guest star d’un déjeuner littéraire ! Qui l’eût cru voilà à peine un an ! On se croirait chez Drouant…
Entre temps, le moindre pépin de tomate ou de poivron de la niçoise, le moindre grain de riz ou micro tentacule de calamar a disparu… Faut dire qu’on a, à table, l’équivalent, question bouffe, des Einzatsgrüppen.
Le titre d’un conte pour enfants ? Goubiasse et Grisounet. En fait, il s’agit juste de qualifier le temps qu’il fait ce matin. L’an dernier, c’était tout pile le jour de l’énorme mistral déracineur de pins et, cette fois encore, j’ai un mal fou à réaliser qu’une année de trois cent-soixante-cinq jours a passé. La certitude, désormais avérée, que dans dix ans (mettons), l’heure du trépas survenue, le laps de temps qui aura séparé la chute du grand arbre du dernier souffle en train de s’échapper semblera représenter la valeur, à peine, de dix clins d’œil. Et encore, pas appuyés, tel le frémissement aguicheur de la paupière d’une coquette.
Nous sommes seuls tous les trois dans le séjour. Mon cadet, son fils et moi. Le bambin gazouille pendant le change sur le canapé. On a déjà bu un café ensemble dans la cuisine en compagnie du petit mangeur de tartines. Et, ma parole, c’est une première : je lui donne mon premier biberon, il est vrai au lait de riz. Il a dix-huit mois !
Philippe Lançon a exhumé pour moi un nouvel – quoique mort et enterré depuis plus de quarante ans – écrivain sud-américain, un Péruvien, José Maria Arguedas. Pensionnaire à 26 ans, dans les années 1930, de la célèbre prison El Sexto, à Lima. On publie chez Métailié le livre qu’il a écrit et qui a pour titre le nom de cette taule. Il dit, Lançon : « Le 28 novembre 1969, Arguedas se tire une balle dans la tête, devant un miroir pour ne pas se rater, dans son bureau de l’université de Lima. Vargas Llosa note : En homme réfléchi, soucieux de ne pas perturber le fonctionnement des cours, il choisit de se tuer un vendredi après-midi, à l’échéance de l’inscription des cours pour le nouveau semestre. La prison El Sexto a été détruite quelques années après la publication du livre, ceci étant sans rapport avec cela. »