2017-09-Coquillages et coïncidences

Date de publication : 1 sept. 2017 12:40:46

Pour fêter dignement notre fin de semaine avec Vince, en ses terres cabrafoliennes, j’avais amené une bourriche de deux douzaines d’huîtres de Bouzigues et une liche de trois livres. Une liche de ligne, qui nageait encore la veille, entre deux eaux, du côté de Port Saint Louis du Rhône.

La liche n’est pas qu’un monstre chimérique dans la SF anglo-saxonne, c’est aussi, c’est surtout, un beau poisson (il peut atteindre 20 kg) de la famille des Carangidés. Le mot nous vient du provençal lico (lecchia en italien). Il décrit plusieurs espèces de poissons, la liche amie (Lichia amia), la liche glauque (Trachinotus ovatus), la liche vadigo (Campogramna glaycus), et enfin la sériole chinchard (Seriola lalandi). La liche amie est aussi nommée liche commune, liche né-bé, grande liche et fausse palomète.

Comme me l’a conseillé l’harengère, je la ferai griller sur une braise discrète, et nous la mangerons tiède avec un coulis de sauce tomate.

*

Deux quarts d’heure plus tard, me voici filochant sur la route en tournant résolument le dos à l’Alpille tourmentée. La radio me fiche alors un vrai coup de pied de l’âne : j’y reconnais les accents d’une mélodie qui me transportent aussitôt rue de Lyon, de l’autre côté de la Méditerranée, les cymbales et le piano de Liszt. Fantaisie hongroise.

Un de mes premiers trente-trois tours, déjà et encore Georgy Cziffra, puisque c’était alors l’incontournable interprète du musicien hongrois. J’ai à nouveau dix-sept ans ! Mon âme exulte… Dix-huit, à tout casser ! Mon cœur saigne… Je ne sais plus.

Une fois de retour, j’irai exhumer la vénérable relique, sa galette de vinyle impeccablement préservée des outrages des ans. Le maître aux poignets cerclés de cuir, au milieu du tumulte de l’orchestre de la Société des Concerts du Conservatoire.

Cette fin septembre fêtée avec un William Boyd. Enfin un bon roman, et, assez vite, page 98, la sensation imprécise, voilée ou diffuse qu’une coïncidence est là… C’est flou, c’est fou ce que c’est flou. Forcément un des bouquins de ces deux dernières semaines. Mais lequel ? Le vieux Duteurtre de 2001, provisoirement laissé de côté, m’abuse un moment : le héros (en fait, ils sont deux) dirige une lettre mensuelle adressée aux chauffeurs de taxi parisiens quand, dans le Boyd, le tueur utilise un taxi noir pour ses déplacements londoniens. Mais non, fausse piste.

J’y pense… peut-être celui d’avant, ce gros pavé cousu de fil blanc avec une héroïne se débattant dans le brouillard de son amnésie post-traumatique. Avant d’aller mourir, d’un incertain S.J Watson. Ah, cher docteur ! Ne serait-ce qu’à y repenser, j’ai mal !

Pour l’heure, abandonnant ce suspense insoutenable, on sort la chienne, canal de Fifine. Une voie d’eau animée, après le demi-tour, par des phénomènes incongrus. Passent rapidement sur l’onde rapide et silencieuse, un sac poubelle empli de chatons miaulant à tue-tête puis, coites (elles), vernissées, ventrues, archiépiscopales, une, deux, trois aubergines au fil du courant. Bien sûr, dès nos premiers pas – nous avions décidé d’ignorer les menaces du ciel gris –, nous avons été rattrapés par la patrouille, aspergés par les gouttes. Enfin… une bruine insistante. Drôle de façon de nous remercier après trois mois d’été sans balade. On s’entête et j’en profite pour m’ouvrir de mes errances littéraires à ma Douce Promeneuse.

Cette histoire de bombe de bord de route qui m’a alerté. Rentrés, fourbus léger, elle me rafraîchit les neurones, feuillette le pavé, retrouve la fausse nouvelle de la mort du fils de la dame amnésique. Page 136…

Et c’est gagné ! Maudits IED… La vache… encore dix minutes pour tomber sur ce fichu acronyme du côté de chez Google. Improvised Explosive Devices. Bon sang, mais c’est bien sûr ! Mon Boyd :

« Ils se turent un moment en pensant à Terry Eltherington, et à sa mort soudaine et violente en Irak, victime d’une bombe inhabituellement puissante placée au bord de la route ».

IED, le d pour device, un mot anglais encore inconnu de moi et que j’intègre désormais à mon vocabulaire dans la langue de Cromwell : « appareil », « dispositif », « mécanisme ». De façon un peu curieuse, le gros Harrap’s dont j’ai hérité indûment (c’est un très ancien cadeau d’une mini-bru à mon aîné) ne mentionne pas « engin ».

Engin explosif improvisé : une machine dont les GI (et les forces coalisées de l’OTAN) ont fait la mortelle connaissance, en Irak d’abord, puis en Afghanistan, au point qu’on teste actuellement des hélidrones capables de dépister les émissions électromagnétiques de ces machines de mort invisibles.

Alors… mon pavé d’amnésie :

« Ben s’est remis à parler, des phrases brutales, hachées.

– Il était dans la marine royale. Il était stationné en Afghanistan. Il a été tué. L’an dernier […] Il se trouvait dans un véhicule blindé. Ils escortaient des troupes. Il y a eu une bombe, au bord de la route. Un soldat a survécu. Adam et l’autre n’ont pas eu cette chance. »

Et, tout en écrivant, je reste ébahi. Les prénoms…

Là, le fils disparu de l’héroïne, Adam. Et dans le Boyd, le héros, Adam Kindred, pour l’état civil. Alors ?

Coïncidences au fil des lignes…