2016-05-Divers esthétismes baladeurs

Date de publication : 2 mai 2016 06:44:13

« Plus outre ne fera voile mon esquif entre ces gouffres et ces gués mal plaisants. Je retourne faire escale au port dont je suis issu ».

Mais, en ce vendredi Saint, la grande affaire c’est le turbot : l’énorme exemplaire de ce scophtalmidé attendait patiemment depuis six larges mois notre bon vouloir au congélateur et J. a décidé, en mère aimante et attentionnée, de lui faire sa fête à l’occasion de l’anniversaire de son grand garçon. Le gigantesque rodaballo – c’est là son nom espagnol, des espagnols passés maîtres dans l’art de le cultiver, en de grandes fermes aquacoles et galiciennes – passera avec ma surveillance attentive sous les fourches caudines du gril du four et sera dégusté à trois, en compagnie d’un ménetou-salon et de petites pommes de terre roses. Une bestiasse de quatre livres, ma chère madame…

… Une des (grosses) qualités de Vince – il est venu fêter son thirty six avec nous, en l’anticipant de deux ou trois jours – est qu’il vous laisse parler… Ce n’est pas lui que vous pourriez surprendre en flagrant délit de noyade dans sa propre logorrhée. Non… sa faconde à lui, toute intérieure.

Et au matin, il boit son café en silence. Ou aux gogues… tout son pauvre papa… son pauvre grand-papa (surtout moi, puisque lui et moi le buvons tel quel quand, pour le Berbère, résonnait toujours le tintement associé de la cuiller touillant le morceau de sucre.

C’est ainsi que nous aurons bientôt des nouvelles de l’âne Pompon, le tout nouveau compagnon de sa compagne, avec lequel elle doit incessamment jouer les Stevenson à travers Cévennes et autres collines.

A propos de Pompon, l’écrivain Stéphane Denis – quarante livres dont dix huit romans (le seul que j’ai lu ne m’a pas laissé un souvenir impérissable) note quelque part que c’est le 40ème anniversaire de l’arrivée au pouvoir de Georges Pompidou et jette ce commentaire :

« [il] avait l’air d’émerger de Normale ; courtaud, corpulent, de caractère égal. Il semblait attendre le baiser qui le transformerait en prince charmant ».

Le Première ligne de Laclavetine, auquel j’ai emprunté la citation qui ouvre ces lignes, sera entré curieusement en résonance avec l’actualité, et plus particulièrement avec l’article paru dans un quotidien : le journal consacre trois pages au nouveau sport national, la séquestration de cadres ou de dirigeants d’entreprise, pour lequel les Anglais – toujours à la pointe du fashion linguistique – ont trouvé le joli mot-valise de bossnaping…

Là, le patron d’une vieille entreprise où l’on fabrique des batteries de bagnoles (passée sous contrôle yankee) a souffert de l’éruption due à la crise économique : face à un plan social et à la menace de la fermeture du site, les employés auraient plus ou moins obligé, au cours d’une manif fin janvier, le boss à défiler avec eux, en arborant à l’unisson un T-shirt sur lequel figurait le nombre de salariés licenciés. Le nom de la boite ? Fulmen.

Or Première ligne (dépôt légal en 1999) narre les aventures toutes imaginaires du patron d’une maison d’édition aux prises avec des montagnes de manuscrits, submergé par les auteurs, noyé dans les projets de romans. Dès les premières pages, la fiction d’il y a dix ans bondit sur la réalité du jour, la culbute, la dépasse :

« Quelque auteur aux mains moites guette les allées et venues sous le porche des éditions Fulmen ».

Champagne pour l’anniversaire anticipé, deux photographies avec retardateur. Une rouille de pétée…

L’impression que le fait d’évoquer ces coïncidences les amène à se multiplier, à croître en jungle sauvage que j’ai du mal à domestiquer quoique les plantant bien en lignes dans le journal en cours : en l’espace de trois jours, je tombe sur des écrivains déjà ou bientôt évoqués. Ainsi, la surprise de la sortie – largement médiatisée – du dernier film de Bertrand Tavernier, “Brume électrique”. Le cinéaste s’en est allé en Louisiane chausser les bottes texanes de James Lee Burke et filmer une aventure de son héros Dave Robicheau – un rôle évidemment confié à Tommy Lee Jones –, ces mêmes Burke et Robicheau que j’évoquais dans un des derniers textes de 2008, “Jours tranquilles à Batuna City”.

Retrouvant pour qualifier cette sensation de pétillant littéraire, l’expression laconique utilisée par Virgile pour décrire l’activité d’une ruche :

Fervet opus « Le travail bouillonne ».

Un documentaire – une fois n’est pas coutume – sur la pêche à l’espadon en Sicile. Les pêcheurs ont muni la proue de leurs bateaux d’une sorte d’immense tringle métallique du bout de laquelle un harponneur fiche son épieu dans le poisson. Les habitants de cette petite île au large de la Sicile – que la légende décrit comme la vieille Ithaque d’Ulysse – sont forcés de s ‘exiler tant cette terre aride ne peut les nourrir. Une majorité d’entre ces marins-nés s’en va à Monterrey, non loin de San Francisco où ils se sont spécialisés dans la pêche au saumon. En Alaska…

Ils reviennent ensuite au pays. Ou pas.

Cette dernière phrase trouve un écho troublant dans l’article de Pierre Lançon qui fait la Une du Libé/Livres : trois ans ont passé et il parle de Codicille, la suite de ce Bardadrac dont j’avais alors beaucoup apprécié la critique. L’auteur en est un Gégé pur sucre, puissance n, Gérard Genette. Il semble être critique littéraire. Ou l’avoir été puisqu’il aura sous peu 80 ans.

Il fait dans l’abécédaire intime.

« […] Genette ne parle en effet de lui que par détour et relativement ». Lançon termine ainsi : « On attend donc la suite, qu’elle vienne ou non ».

Le cher homme en aura profité pour faire, d’après le profil de Genette, le portrait de ce qui lui semble devoir être un « intellectuel » (et on conviendra que, pour des raisons personnelles et familiales, la chose me paraisse importante).

« […] un grand intellectuel, un vrai, c’est à dire un homme dont les pensées vivent d’être précisées et les sensations, d’être pensées ».