Catalognes

Date de publication : 8 avr. 2018 12:37:29

Catalognes

L’après-midi s’étire, heures courtes et minutes longues, que nous concluons, dans une lumière crépusculaire, par un défi pongiste qui nous met en nage : autour de la table, point de cadeaux conjugaux…

Au petit matin suivant, quelques affaires empilées presto au fond d’un sac de voyage, un panier à provisions garni illico – un blanc, un rouge (on parle vins à l’évidence) – de tranches de jambon cru d’Auvergne, en une sorte de clin d’œil au serrano dont nous allons fouler le terroir… Un premier pique-nique sur une aire de repos vers Salse, avant Perpignan, suivi d’une tentative (avortée) de sieste, puis, mettant nos petits pas dans les grands, un café dégusté en terrasse, le nez dans les filets de pêche, à Port-Vendres. Un lieu qui restera toujours pour moi le lieu de notre peu glorieuse arrivée de fin juin 1962, les épaules sciées par les bretelles d’un énorme sac de scout empli de mes seuls biens terrestres, mes disques et mes bouquins d’alors.

Itinéraire immuable, Cerbère, Port-Bou, l’Espagne déjà, Coléra, Llança, Port de Selva et ce monastère de San Pere de Rhodes que l’on devine, montant sa garde pieuse derrière la colline… un demi avalé autour d’un guéridon qui surplombe l’armada de coques de noix amarrées à nos pieds, les derniers virages, la montée, la descente, et Cadaquès, enfin !

Un tohu-bohu à peine croyable ! C’est le week-end à l’espagnole… des piétons en marée, des véhicules en tous genres (mais surtout de monumentaux 4x4) et, se faufilant sans cesse, grouillant comme mouches sur la viande, bourdonnant, zigzagant en furie, cent, mille, une nuée de scooters…

Nos hardes à peine entreposées dans la chambrette avec vue sur le site incomparable – que dis-je chambrette, il s’agit là d’une suite, vu la pièce annexe, avec lit et balcon adjacent. Nous filons dans la cohue pour réserver une table à notre mess coutumier, cette Casa Anita jadis découverte grâce à un article de Libé. Ouf, ouf ! les deux dernières places… et deux heures à tuer avant les merveilles culinaires escomptées, cent vingt minutes occupées entre placettes et arcades, le long du serpentin qui sinue contre la grève, en un périlleux slalom autour des criques où dorment, vaguement repues, des barcasses alanguies sur le sable, et, pour finir, un petit break hôtelier. L’heure enfin, toute ibère, de la soupe de poissons aux légumes, des gambas a la plancha et de mes calamars poêlés… celle aussi du vin blanc de Cadaquès. En bout d’une des deux grandes tables d’hôtes, entourés d’inconnus dont pas mal de compatriotes, et des fantômes de ceux qu’on a amenés là et qui ont disparu …

Et le sommeil nous saisit, dans le vrombissement des vespas.

Le petit-déjeuner expédié, on promène nos enveloppes charnelles dans l’air iodé– la foule a disparu – croisant des couples d’un troisième âge qui, d’ailleurs, est peut-être le nôtre, harnachés randonneurs matinaux, au fil des anses et des villas de rêve, perdues dans leurs vergers d’oliviers et abritées, nichées, enfouies dans les bras de leurs murets de pierres sèches… la petite rade s’éveille, tandis qu’une grande nuée descend de la montagne et que Salvador Dali, celui-là même qui a composé son pseudo Avida dollars avec l’anagramme de son patronyme, nous sourit du haut de son extravagante moustache…

Le départ pour Figuères et cette Garottxa, de nous encore inconnue, le pays des volcans, où nous ne tardons pas à découvrir Bésalu, un village fortifié et son pont asymétrique dont les pierres vénérables se mirent sur le cours d’eau qu’il enjambe, sa profusion de placettes en arcades, nobles demeures, romanes églises. Second pique-nique, au pied d’un village qui, de manière invraisemblable, a trouvé le moyen d’aligner ses maisons au ras d’une falaise produite par une coulée de lave titanesque… la prochaine étape sera Camprodon, une petite cité montagnarde comme on n’en fait plus, dont nous allons arpenter les ruelles après un café de comptoir. Encore un « Nom de Dieu » de pont, dont le dos d’âne décalé saute un torrent peuplé de canards et de truites qui tentent, sans grande conviction, de remonter le courant : l’onde est au soleil, les mâtines font du sur-place. Un monastère somnole entre des buis taillés à l’odeur entêtante et, tous les dix mètres, une boutique propose au chaland des boites décorées à l’ancienne avec une vue du pont, de la spécialité locale, les Galletas birba, un assortiment de biscuits secs.

La route de montagne approche de la frontière, Mollo nous attend, son clocher perché au sommet d’une tour carrée adventice. Plus haut encore, le col des Arres, tout empanaché de chevaux blonds qui paissent à contre-pente au beau milieu des vaches…et la dégringolade vers le Prats-de-Mollo de mon enfance… encore la première moitié du XXème siècle… 1949 !, le chef ensanglanté de Lucie renversée par une carriole…

*

Docile, la mécanique Google me prend par la main, poussant même l’obligeance jusqu’à me proposer, en apéritif, une photo de classe adressée par un ancien élève. Légendée, 3° M, 1955. Il est aussi loisible d’agrandir le cliché, ce que, d’un clic, je fais… deux ou trois visages de filles attirent mon attention, surtout dans la deuxième rangée – le premier rang debout derrière ceux et celles qui ont eu le privilège d’être assis, encadrant le professeur de service. Mais oui ! Peu à peu les visages sortent de l’ombre, appellent des noms oubliés qui resurgissent, d’abord léger ru, filet d’eau d’une cascade – là, Marie-Paule à côté d’un ludion fou et flou –, ru qui devient un Niagara bouillonnant… À la gauche du ludion méconnaissable, mais c’est la Waltraut, une des deux sœurs, la blonde, ces fausses jumelles avides à truster les prix d’excellence, séparée de la brune Hildegard par un malabar en veston, mais toutes deux arborant le même chandail entièrement boutonné jusqu’au même col Claudine… Ach so! Tiens… le frère et la sœur B.! Là, D. et sa brosse proprette… ici, encore, un S. tout endimanché… Mais alors ! le ludion binoclard… bon sang, mais c’est bien sûr ! Le futur écrivain enveloppé dans son pull fétiche – un ras de cou couleur bordeaux archi-usé abandonné par Robert et qui fut ma tunique de Nessus cette année-là. L’étonnant est que certains garçons, en veste et cravatés, sont manifestement trop âgés pour une classe de troisième. Et tout s’éclaire brutalement : c’est la classe de terminale, non pas 1955 mais 58-59.

Et si c’est ma classe de terminale, cherchons bien… mais oui ! A l’extrême gauche, assise, petit visage en amande sous la chevelure que tire un chignon, elle est là.

« Éternel cardigan aux manches relevées

Jupe au pli impeccable en tissu écossais

La voix douce et précise dont le bref écho sait

Parfois, subreptice, un instant m’effleurer »