2017-01-Conerto pour la main gauche (2006)

Date de publication : 1 janv. 2017 10:20:40

Concerto pour la main gauche

L’actualité littéraire m’a offert une coïncidence malicieuse au hasard d’articles successifs, deux phrases qui jouent à cache-cache, l’une du romancier japonais Murakami, l’autre de Philippe Sollers : le fils du Soleil-Levant dit : « Je tente de descendre le plus possible dans ma conscience. Je vais dans les caves, dans les sous-sols, là où c’est dangereux et sale ». A quoi l’ex-maoïste répond, page suivante : « Il est dangereux de se rapprocher trop de soi-même. C’est la folie ».

Et surtout, surtout, la chronique encore une fois parfaite, émouvante, à la fois précise et déjantée, par Jean-Baptiste Harang du dernier Échenoz, « Ravel », avec ces lignes, notamment, qui traitent de la perfection.

« … elle se reconnaît à de minuscules scories, des échardes d’établi qui ne parviennent pas à la dérouter. Ainsi, en fonderie on appelle "laitier" […] qui rassemblent l’ensemble des impuretés provenant de la gangue des minerais… Echenoz s’amuse à en laisser quelques traces, à construire de légères répétitions que la suite justifie aussitôt, pour se faire peur, de phrases mal emmanchées où on tremble pour le funambule et qui toutes retombent sur leurs pattes comme les chats narquois. Parfait. » Il termine par ceci :

« Et, comme vous le dites de Mozart, le silence qui suit la mort de Ravel c’est toujours ça. Ravel, de la musique parfaite »

Illuminés de soleil, on marne, l’âme en paix… le jardin sommeille encore ; seules quelques tiges de rosiers montrent leurs espérances, une impatience encore vague, des renflements rosés autour des nœuds. Je me remets aux élagages, m’offrant deux grands pins encombrés de bois mort. Juché à la va j’te pousse sur des branches, je sue sang et eau, scie-couteau à la main gauche, enlaçant amoureusement le tronc écailleux.

Une Chandeleur en groupe. J’interromps de temps à autre le service du cidre auquel je suis préposé pour glisser deux crêpes pliées en quatre dans une serviette en papier que je dépose ensuite avec délicatesse et régularité dans le sac de ma moitié. Ma dîme, puisque je ne puis, à cette heure apéritive, partager l’enthousiasme glouton des convives. On s’éclipse, alors que huit crêpes deux à deux accolées sont bien à l’abri dans mon cabas furtif.

Le mot « crêpe » a deux significations différentes.

Au masculin (1285), l’ancien adjectif cresp « ondulé », « frisé », du latin crispus est appliqué à la chevelure, puis à tout objet dont le dessin rappelle une chevelure frisée (cf. crêper). Il désigne un tissu de laine ou de soie plus ou moins ondulé. (À la différence des mots dérivés de son jumeau féminin, sa descendance « crépine » et « crépinette » portent l’accent aigu.

« Ces tristes vers en deuil, d’un long crêpe voilés

Ne voyant que des maux sur la terre où nous sommes » André Chénier

Au féminin, l’adjectif crispus substantivé a désigné la galette de blé qui nous occupe, à cause de l’apparence que prend la crêpe en cuisant. Elle entre dans plusieurs locutions comparatives d’usage familier par allusion au mode de cuisson, « aplatir comme une crêpe », « retourner comme une crêpe » et « laisser tomber comme une crêpe », au propre et au figuré.

Les crêpes se bousculent à ma mémoire. J’ai toujours raffolé de ces minces plaques de pâte, des taches brunes disséminées à leur surface et de leurs bords de dentelle gaufrée. Un compagnonnage qui dure sans doute depuis l’enfance mais dont les premiers souvenirs sont plus tardifs, lors de fiestas familiales, et dont les plus vifs remontent aux années Club Med. Le grand Black qui les faisait sauter dans les petits matins de l’île Maurice pour mon plaisir solitaire de lève-tôt. D’autres encore, dans la fraîcheur hivernale de Djerba… et celles – le premier café avalé sur les rochers face à la mer – dégustées sur l’immense terrasse de Porto Petro, aux Baléares.

La seconde critique du « Ravel » d’Échenoz. Par l’écrivain Jacques-Pierre Amette. Sur Échenoz, ce jugement préliminaire d’Olivier Rolin qui le connaît bien :

« Une exquise ironie, quelque chose d’une légère bouffonnerie, un second degré, une manière de ne pas peser ni insister, une façon personnelle de rester discret »

Amette : « Il aime aussi montrer les creux de l’instant, Ravel en train de sculpter des canards dans de la mie de pain ; ou bien, en peintre de la nature morte, il évoque Ravel ne faisant rien dans une chambre d’hôtel. On se demande alors si ce livre n’est pas une entreprise d’inspection du vide métaphysique. C’est dans cette fouille d’une existence vers les coins inertes que le bon écrivain se remarque. » Puis encore, il s’attarde sur la composition du « Boléro », une chose qui s’autodétruit, une partition sans musique, une fabrique orchestrale sans objet, un suicide dont l’arme est le seul élargissement du son. « Remplacez « musique » par « littérature » vous aurez l’originalité du ton et de la manière Échenoz. Un art proche de la broderie : raffiné et plein de trous ». La dernière phrase ? « On pense à Flaubert dans ses babouches à Croisset, dans l’évitement des autres et qui se demande où ça mène. Flaubert a répondu : à l’Art ; et certains jours à Rien »

Et moi, pour demeurer encore en la compagnie du Maître, d’aller chercher le disque des deux concertos dans l’entassement anarchique de mes vieux vinyles… celui en sol, le dialogue des fifres et du cascadant piano, et celui en ré, commandé par le soliste manchot Wittgenstein où « la détresse se rassemble en un dernier appel panique, à quoi rien ne répondra plus ». Samson François et André Cluytens… monstres sacrés des années 60… la couverture illuminée par la Berthe Morisot au chapeau noir de Manet. Où les noirs funèbres du peintre le disputent aux ombres tumultueuses de la main gauche du pianiste français.

C’est la fin du périple… car Ravel était un beau navire…