2016-07-Avec l'écho des poulaillers d'acajou

Date de publication : 9 juil. 2016 08:53:00

Avec l’écho des poulaillers d’acajou

… Et l’Eco, le seul, le vrai, l’Umberto du Pendule et du Nom de la Rose et désormais du Vertige de la liste qui vient de paraître chez Flammarion.

« Aamon, Abigor, Agares, Aloces, Amducias, Andras, Andromalius, Asmoday, Astaroth, Aubras, Bael, Balam… C’est la liste des démons ». Impossible, à mon sens, de faire l’économie (et l’article en cite d’autres, notamment une suite invraisemblable de bras-cassés et autres tire-laines) de celle des filles que Nérée eut de Doris aux beaux cheveux, la fille d’Océan, telle que l’établit Hésiode dans sa Théogonie :

« Plôtô et Eucranté, Sao et Amphitrite, Eudôré et Thétis, Galiné et Glauké, Cymothoé, Spéiô, Thoé et la gente Halié, Pasithée, Eratô, Eunice aux bras de rose… ».

Le gars de l’article, Robert Maggiori, le spécialiste du Libé/Livres ès cas difficiles, analystes, psys, introspections, marginalités susurrées ou au contraire clamées se fait un plaisir de commenter : « … l’énumération, l’inventaire, le listing, ont aussi, par leur litanie même, un effet incantatoire, presque magique. Ils ouvrent en effet, et sans doute de manière paradoxale, à une esthétique de l’infini ». Encore que « paradoxale », je dise : ça se discute, les moines l’ont bien compris, leurs chants grégoriens monotones, presque hypnotiques, la répétition bien sensible dans l’étymologie de « litanie » (grec litaneuein « supplier »), incantation, narcose, hypnose, antienne, septième ciel…

J’entends bien qu’on me supplie justement : vos bras-cassés, la liste ! (enfin, celle de Eco, moi à peine disciple et encore, indigne, peu reluisant, malfamé, inepte peut-être) :

« Faux-moines, charlatans, dupeurs, besaciers, bélîtres et gueux, lépreux et estropiats, batteurs d’estrade, marchands et musiciens ambulants, fricoteurs, jongleurs, mercenaires invalides… ».

Le critique termine : « Au catalogue, à la nomenclature, au recensement, tels qu’ils se manifestent dans l’histoire de l’art et de la littérature, le sémiologue italien offre à présent un hommage pyrotechnique ».

… Va pour un nouveau Chahine… Et d’ailleurs, que sont mes Chahine devenus ? Oh, je sais… Bien rangés côte à côte, plus serrés que harengs en caque dans le tiroir du meuble en noyer blond de ma mère. Mais plus avant ? Corps morts abandonnés dont à chacun sans doute j’ai pu arracher la matière de quelque texte en polissant quelques phrases, en léchouillant quelques souvenirs ultramarins – comme un fauve blessé, un Blaise Cendrars et son moignon des Eparges, un vieil ours grizzli épandant une salive cicatrisante après la bataille dans la montagne – en adaptant quelque rêve teinté de rose à l’indéformable réalité…

Et toujours balançant, métronome fatigué, entre spiritualité et animisme… Buridan tâtonnant entre côté merguez et côté de Méséglise… nature et culture, vains Dieux, on n’en sortira pas.

Les dix-neuf cahiers roses du jeune marocain, intégralement utilisés, en guise d’introduction aux cinquante-trois suivants et réceptacles de quinze années d’humeurs quand folâtres et quand bougonnes.

Tandis que ma page noircit à la force de mon poignet, il m’est doux de surveiller le panorama sous mes yeux, ce combat irrémissible entre l’Est et l’Ouest, Orient et Occident (orire « se lever » versus occidere « tomber »), ponant et couchant : la large bande de ciel au- dessus de mon bureau, par où se faufile le dard aveuglant de l’astre à son essor et qui bientôt se laisse éteindre, nolens volens, par la prolifération chancreuse des nuages accourus du bord opposé. La météo d’aujourd’hui arrive…

Repensant à Nabokov et son Ada qu’il m’aura fallu avaler à doses filées car la bête est touffue, emmêlée, indigeste parfois – pas du tout le genre du cake que ma Douce m’a confectionné avec amour (et des raisins secs trempés dans de la vodka), que je déguste en baby gourmand, humecté au moyen de petites gorgées de café, là, pendant les lignes matutinales. Il dit, me vengeant a contrario de certaines critiques m’accusant de démarche obstinément passéiste : « Le Futur est un charlatan à la cour de Chronos ».

*

Tiens ! Une lettre – la chose devient suffisamment rarissime pour être consignée – d’un ancien condisciple établi dans la région lyonnaise, chez les gones en somme, avec lequel j’entretiens des relations distendues depuis la fin des années universitaires. Un garçon célèbre à l’époque par son cabriolet 403 couleur sable, réservé et tout – à la différence de son futur (et éphémère) beau-frère.

Cher Michel (et néanmoins confrère)

J’espère que tu voudras bien trouver la présente comme un témoignage du souvenir gardé tout frais à l’esprit de ton exposition (ta surexposition ?) de longue main aux vicissitudes liées à la multiplication – décès de conjoints, divorces amiables ou non, voire inappétence irrémédiable pour la vie de couple – des femmes seules dans la vie de famille.

Ainsi, veuille-bien trouver là mon épître, en guise de consolation (mais non, t’es pas tout seul !) et de manifestation de fraternité des burettes, quoique ancienne…

Figure toi que tout récemment nous avions invité ma belle-sœur dans notre grande maison des bords de Saône ainsi que souvent nous le faisons de telle façon qu’elle puisse profiter d’une compagnie plus variée que les “copines” qui font son ordinaire. Seule aria, la gente personne a prévenu qu’elle serait tenue, dès son arrivée dans notre marigot, de s’en aller quérir sa fille à l’aéroport de Lyon-Satolas – et d’implanter icelle et ipso facto en nos murs pour les trois jours à venir – la jeune femme de retour d’installation de son homme dans son nouvel home dunkerquois (ce dernier, un [relativement] jeune homme de loi, ayant émigré de la bonne ville d’Avignon vers le grand port nordique pour cause de salaire plus roboratif.) Ce mini-séisme domestique aura également eu pour conséquence la réintégration de la fille dans les aîtres maternels puisque le gars l’hébergeait jusque-là, une hospitalité rendue nécessaire par sa condition de quasi-SDF (elle chôme avec endurance depuis une bonne dizaine de trimestres).

What else, dirait Georges Clooney. Ma belle-sœur répond au doux, et biblique, prénom de Bethsabée et sa fille à celui de Ninon ; elles crèchent ordinairement à Orange.

Ainsi donc, après une petite demi-journée passée en tête-à-tête avec nous, notre commensale s’en va, à l’heure du déjeuner, quérir sa donzelle aux tarmacs… Encore quelques instants, Monsieur le Bourreau… déjà la sonnette retentit… et, à l’instant, la surrection des Andes et de l’Himalaya réunies (négligeant les chaînes secondaires, Alpes comprises), surgissement du Titanic depuis ses abysses enténébrés, jaillissement de l’Erebus en son Antarctique. Extrusion du Pinatubo… Ah, mes aïeux ! L’enfant, c’est sa grand-mère à la puissance n… cent mille haut-parleurs ensemble branchés ! Véritable ghetto-blaster ! Son popotin qui se coince partout… elle en rigole, cacalasse* …

On l’a bien vite installée à table, à ma senestre, sa génitrice face à moi, coincée léger par l’ouragan, la bafagne énorme, l’intempérie i majuscule. En un rien (r majuscule) de temps, on sait tout du port de Dunkerque pourtant connu des seuls initiés – voire de ceux, désormais égrotants, qui ont connu la débâcle franco-britannique de juin 40 –, du déménagement de son affidé, de la naissance pourtant aléatoire du petit de sa copine, de ses mésaventures automobiles (sa caisse mutilée, bientôt rafistolée grâce à des accointances secrètes de son cher tabellion), du montant d’une location de F3 à Zuydcoote où l’élu a élu domicile malgré une disposition vraiment détestable, et respective, des pièces et des placards y afférents, du prix moyen, pondéré à outrance, du seau hygiénique et de la balayette censément prévue pour aller avec, des mérites (et inconvénients) respectifs du magasin Lidl ou du concurrent ennemi Leader Price… Nom de Dieu de sotte ! Pour être poli, rester dans des limites imposées par la décence épistolaire (encore que j’aie, présent à mon souvenir, l’alacrité et la verdeur quasi illimitée de ton vocabulaire faubourien) : la référence au féminin du substantif populairement utilisé pour décrire l’organe sexuel féminin en langue verte semblait absolument s’imposer.

Après ce repas pris en commun, mais entièrement sous l’emprise térébrante de toutes ces “lalies” (les glosso, les écho – tu vois, on y revient par la bande – les pali, toute la sarabande des déviances psycho-langagières, glossolalie, écholalie, palilalie), j’ai couru me réfugier dans la paix d’une sieste nécessaire. Et, dès ma sortie des bras si mutiques de Morphée, j’apprendrais le programme impérieux de ces dames, désormais un peu de la Côte, fût-elle d’opale : elles partent chatouiller l’Ecureuil – une lubie de la miss qui doit, affaires cessantes, retirer du blé au DAB – et je parviendrai, en m’exposant en première ligne, poitrine dénudée, à leur faire différer une expédition en supermarché qu’elles voulaient opérer dans la foulée, au profit d’une balade arpenteuse de verger de pommiers… Une heure de calme relatif, à l’expresse condition d’être loin devant… évidemment, me manque la présence rassurante à mon flanc de ma moitié, notre silence partageur. A l’heure de la préparation du souper, je m’en irai, dans la solitude de l’office, m’attaquer au menu, de gros tronçons de poissons variés – saumon, congre, lotte – en court-bouillon, lequel, safrané une fois les morceaux ôtés, servira à la cuisson d’un riz blanc qui subséquemment, deviendra jaune.

… Sous mes yeux endormis, c’est la grisaille encor

Un petit alexandrin des familles – je te le dédie, sachant ta vive inclination pour les belles Lettres – une de ces bricoles qui vous mettent le cœur en fête, un peu… et j’en ai eu grand besoin, la grosse Ninon revenue (elle s’était éclipsée aux fins de nourrir leurs chats orangeois après un moment de panique intense, les clefs de bagnole introuvables car rangées par mes soins, avec le sempiternel paquet de clopes proclamant comme un gonfalon FUMER TUE, en un endroit moins voyant à mes yeux offusqués). Oui, la “bomba” à nouveau parmi nous ; mais quand je dis “bomba”, faut pas croire, elle est molle comme une chique, se levant à pas d’heure, petit-déjeunant, passant une heure ou deux en salle de bains ( je crois me souvenir que tu es bien doté sur ce chapitre), une pièce de plus en plus encombrée de pots d’onguents, tubes de crèmes, voire de Saint-Chrême, vaselines et lanolines, cérats. Il est vrai que son visage lunaire et pâle est envahi d’autant de cratères que la surface de notre sélène satellite. Non ! Bomba par la bouche essentiellement, nuisance phonique irrémédiable, véritable plaie tympanique (avec, en fléau secondaire, la maladresse – certes en général moins bruyante mais néanmoins désopilante et parfois sonore : la gente damoiselle fait péter tout ce qui se trouve à sa portée immédiate, fauchant avec une allégresse gauche et sans haine particulière verres, assiettes, bols, vases, boîtes, vrai Attila domestique. Faudrait pas s’imaginer que cette capacité innée, mais prodigieuse, de tout fracasser la conduise à laisser échapper un cri de dépit, un juron de contrariété du genre « Que la male peste m’emporte ! », une quelconque exclamation de regret… Non ! L’enfant rit, ou laisse passer entre ses lèvres l’un de ces sons suraigus et plus ou moins articulés, revenant par là-même à ses nuisances communes).

Ainsi de ce beau début d’après-midi où notre blond baleineau décide de s’installer avec son ordinateur portable et une pile dossiers sur la table de ferme pour se consacrer – on ne me croira pas, c’est bien sûr, et pourtant je le jure devant Dieu et ses Saints – à ses comptes.

Ah, cette fois je me meurs ! J’agonise ! Je péris et dépéris ! Merdre et remerdre aurait dit le roi Ubu ! Qu’on veuille bien considérer… trois ans chômedu… une table de trois mètres de longueur utile plus couverte de papiers qu’un champ de blé d’épis, tapissée de factures, relevés bancaires, chéquiers… et cet ordinateur maudit de pousser plus souvent qu’à son tour le petit tintinnabulement vaguement liquide, le gloussement que font d’ordinaire les bécanes si on omet de leur couper le sifflet, serrer leur kiki pernicieux…

Car l’hyper dodue – le couple improbable qu’elle forme avec sa génitrice exténuée s’inscrit dans le marbre de la paire archétypale immortalisée par les Laurel et Hardy de nos années insouciantes – se souciant comme d’une guigne de votre présence, soliloque, mâchonne des bribes de rengaines, s’interrompt ex abrupto pour demander à la cantonade quelle est, justement, cette mélodie qui lui agace le larynx, ou dont elle fredonne, en parfaite karaokiste, la ou les paroles… et de glousser, et de piailler, et de piauler – il semble qu’on ait inventé les noms d’oiseaux pour son usage exclusif – poussant sans cesse de petits cris inarticulés mais toujours sur une fréquence à la rupture de l’ultrason, et sans jamais laisser sur la pièce à vivre le moindre effluve (un mot habituellement pluriel mais qu’il faut employer là, au singulier) de silence… Une minute de silence qui serait pourtant concevable, et bienvenue, puisque notre tranquillité est morte, notre calme défunt, et nos amours presque feues…

Comme j’ai arraché une promenade – une déambulation qui nous aura procuré une grosse heure de sérénité bucolique seulement troublée par la puanteur d’une charogne de sanglier venu s’échouer en bord de grève – on se retrouve, kif kif mon z’ami : l’ordinateur de Madame trône toujours au même endroit et, si la comptabilité est terminée, Bécassine attend un appel de son âme sœur pour débloquer un bug inopiné. Qu’importe, elle s’installe à côté, en profite pour fermer le passage en calant son banc en oblique, (et son fessier en équerre) afin d’éplucher des pommes tout en bouffant frénétiquement des oranges, poussant temps à autre ses brefs cris d’orfèvre de basse-cour, poussin en rut ou pintadeau éméché.

Plus tôt dans la journée, nos deux héroïnes s’en étaient allées, entre femmes de même lignage et à une heure un peu indue vu la proximité du déjeuner, « faire » leurs courses – des occupations qui ne sauraient être différées, du genre consultation de compte chez l’Ecureuil (deuxième édition en trois jours !), flâneries diverses dans le caravansérail improbable d’une friperie locale et surtout, après le rachat en pharmacie de quelques lotions absolument vitales oubliées dans la ville des Chorégies, gonflage des pneus et nettoyage draconien de la caisse. On le voit, avec deux nénettes d’un tel calibre, lorsque l’on croit rêver, on ne fait que cauchemarder.

Tandis que nous, puissances invitantes, nous nous multiplions, qui au barbecue pour griller du boudin, qui à la friteuse, le tout nécessitant des timings impératifs (et outrageusement dépassés).

Supporterais-tu un exemple encore ? Une illustration quasi pornographique ? Un spot aussi cru que décapant sur ce qu’il faut bien qualifier d’aliénation – la sottise n’est même plus une explication, une excuse, un alibi ? La jeune femme, dont le seul sujet/objet d’intérêt est cet alter ego qu’elle vient à peine de quitter, remet “de longue” son zigoto sur le tapis (c’est dire, peut-être, la hauteur de vue) : je cacherai par charité le nom de son saint patron : il te suffira de savoir que ce Père de l’Eglise, natif de Stribon en Dalmatie (maintenant la Croatie), parti mener en Syrie une existence d’ermite, est resté célèbre par sa traduction (la Vulgate) de la Bible en latin et fut immortalisé par une quantité invraisemblable de peintres, de Ghirlandaio à Dürer, du Titien et Bellini au Caravage et surtout à Carpaccio qui l’a représenté, sous les yeux de son bichon fasciné, à sa table de travail, dans la Scuola de San Giorgio degli Schiavoni, à Venise. Eh bien, la gente oiselle ne le désigne jamais que sous le vocable de « mon homme » !

Ecce homo…

On reste, en hôtes policés, bras ballants, bouche bée, confondus devant tant de vaine ingénuité.

Du reste, pour terminer enfin et te faire imaginer l’engin, que tu n’as jamais vu ( seul Rostand, décrivant le nez de Cyrano, dans sa trop fameuse tirade me vient à l’esprit « Tant de chair sur tant d’os ») qu’il me soit permis d’évoquer le “bilan PQ” de la salle de bains des invités au bout de ces trois jours d’anthologie : six rouleaux virgule cinq de papier-cul! Sans préjuger des boites de Kleenex (Marque Déposée), serviettes en papier, autres coton-tige, boules de coton à démaquiller.

Voilà, très cher… Point n’était dans mon intention de polluer ta paisible vie d’anachorète provençal ; simplement, pour moi, ce fut l’occasion d’évacuer un peu de bile noire. Encore que je sache que, sur un sujet analogue, tu ne te trouves pas trop mal appareillé (harnaché ?)… Dilections, dirait ton fils.

*

L’humidité et la fraîcheur tombent vite. A peine son collier mis au cou de ma Luce, on s’enfonce, dextrogyres, le long du canal et c’est parti pour un tour de colline par les vergers d’oliviers. En novembre, ils bruissent autant et plus que les Cotonéasters au moment de leur floraison, leurs milliers de boutons encore fermés pourtant butinés par les ouvrières surexcitées : à chaque arbre ou presque, son râteleur de drupes. Ma grosse fille va zigzagante exhiber sa robe d’obsidienne et présenter ses salutations à chacun/chacune. Plus à l’écart, je me refais même une poche frauduleuse – impossible de résister, et nul ne cueille celles-là, une variété si particulière dont les fruits sont énormes, et ronds, et noirs… on jurerait être au pied d’un prunier.

PS. Coïncidence, quand tu nous tiens !

Après Eco, dont certains “vertiges” auront initié ma petite chronique, je découvre que ce Charles Dantzig (je ne jure pas que je mourrais pour lui) dont le Dictionnaire égoïste de la littérature française a été, voilà trois ans un pavé dans la mare éditoriale, publie une Encyclopédie capricieuse du tout et du rien, un catalogue de listes…

Liste de règles pour réussir, liste des hommes les plus ridiculement habillés du monde, liste des choses douces le matin… Liste des cons.

Une liste de listes, on le voit. Du calibre de celles d’Eco ? Voire !