2014-01-Le tas de dentelles de Madame Destouches

Date de publication : 29 janv. 2014 14:23:28

Au départ de la sacro-sainte promenade, à peine franchi le petit tunnel sous les roseaux qui permet d’accéder aux rives du canal Batuna, un grand flash explose à nos yeux ravis : ils ont nettoyé la berge senestre et nous sommes à nouveau, hosanna !, ambigyres (la nécessité d’un néologisme plus éclairant que le terme consacré « racémique » c’est à dire qu’il nous est désormais loisible de réemprunter la rive à gauche vers le cimetière et les Arènes, quand depuis trois mois nous étions condamnés, sous la tyrannie de la droite, à un sens unique vers les vergers d’oliviers et le four à chaux ruiné…). Mais là, encore dextrogyres puisque j’ai proposé d’escalader la colline par le sentier dit des chèvres qui longe le mas du même nom et permet de surplomber le village, la Crau, puis d’apercevoir le Luberon en majesté. Reprenant notre souffle car il faut siffler, et attendre le bon vouloir de la chienne rendue folle par les effluves grisants des garennes (Eryctolagus cuniculus) qui se terrent sous les yeuses. Seul bémol, si le ciel est pratiquement vierge et d’azur, une panne de nuages immobiles cache le Ventoux, grand timide débonnaire… On joue les isards, les mouflons, les biquettes, dérapant dans les pierriers, les éboulis, enjambant les salsepareilles et les ronces, repousses de chênes aussi armés que nains. Et par un savant itinéraire, s’en revenant de façon à inaugurer le fameux lé, mais à l’envers, un véritable boulevard domestiqué sur l’ancienne jungle de cannes.

*

Le scrupuleux animateur du site ben aknounien a expédié sur la Toile une dizaine de clichés récents de notre vieux lycée niché dans la verdure, sur les hauteurs de la Ville blanche. Le superbe ensemble de bâtiments datant de l’époque ottomane a pris l’eau, murs vert-degrisés, façades lépreuses, vau-l’eau, déréliction. Sur un mur, une plaque de faux-marbre célèbre Brahim Bouchouchi, « martyr » de la Révolution en compagnie de trois autres chaoudas. Et oui ! Celui de ma classe de 4ème et de 3ème,qui se faisait choper par l’oreille avec la pince naturelle du pouce et de l’index de Mouloud Mammeri : « Bouchouchi, disait-il, tu pues la cigarette ! ». Quand il aurait fallu honorer l’ancienne présence de Jacques Derrida – un autre calibre il est vrai – en réparation de sa honteuse éviction due aux lois anti-juives du Maréchal. Non ! Le glaneur de photos n’est pas une flèche, mais une ou deux d’entre-elles sont émouvantes, notamment l’intérieur de l’entrée (elle fait refluer à mes neurones des impressions restées vivaces quoique enfuies, ou remisées, en tout cas tamisées). Mes repas de midi, transportés dans une gamelle – la honte ! – et ingurgités à la table commune chez le concierge dont la loge ouvrait, très logiquement, sur cette entrée monumentale. Ainsi qu’une longue galerie ensoleillée, aux tonalités orange et bleutées – toutes ces arcatures turcomanes desservaient les salles de classe… les trois coups annonçant la formidable surprise à venir.

*

Au cas où je n’aurais pas gardé à l’esprit les trois coups frappés et annoncés plus haut, c’est Lançon, l’inévitable Philippe Lançon, qui se charge de jouer les deus ex machina du destin avec le long et passionnant commentaire qu’il consacre à la parution en Pléiade des Lettres de Louis Ferdinand Céline. L’ami Ferdine rejoint ainsi dans la prestigieuse collection les cinq autres correspondances exhaustives qu’elle abritait déjà, les 3 tomes de Madame de Sévigné, les 13 ( !) de Voltaire, les 5 de Flaubert, les 2 de Baudelaire et les 3 (2 sont encore à paraître) de Balzac. Une magistrale leçon de sensibilité, d’humanité et d’intelligence… Céline se souvient de tout, précisément, à tout instant, puis le déforme au gueuloir. C’est pourquoi la lecture au long cours de ces lettres est une double aventure : le temps est là, mais de moins en moins, comme laminé par la montée du style.

La lecture de l’article va se télescoper avec une occurrence proprement ahurissante : c’est ma compagne qui, alertée par mes soins, se charge d’exhumer d’un site spécialisé en photos de classes et jusque là jamais visité, la perle rare. Elle me hèle et demande : 4èmeAB 1954/55, tu prends ? Et comment !

Lettre du 7 juillet 1916 à Simone Saintu (envoyée d’Afrique où il mijote en attendant Godot) : J’ai du crabe gagné les instincts. Vers la date approximative, et bienheureuse, de l’arrivée du courrier, je m’achemine vers la mer. (Lançon commente : 22 ans, et déjà toutes ses pinces).

Moi, Bernie, la conjonction, photo de classe inattendue / prodiges d’écriture, me ramène à un texte vieux de six ans, Pour un Céline canadien, dans lequel j’essayais de transcrire mes émotions nées de la (re)lecture de Guignol’s Band – trimbalé dans tous les aéroports du Canada des Rocheuses – où le génie langagier du romancier maudit s’exprime à merveille en célébrant les jeunes filles des bords de Tamise, et qui, dans l’instant même où ses phrases tombaient sous mes yeux, m’avait ressuscité les jouvencelles de ce cliché qu’il m’aura fallu attendre six longues années encore.

Écoutons-le chanter : Mettons que vous venez de Piccadilly… vous descendez à Wapping… […] L’odeur par là vers les docks est insidieuse, au soufre mouillé, au tabac moite, vous rentre au poil, vous habille… au miel aussi… […] Mutine fringante fillette aux muscles d’or ! Bondis fantasque d’un bout à l’autre de nos peines ! … et petits riens et tourbillons et pacotilles ! Rires éparpillent ! […] Grâce soit de leur souvenir ! Frimousses mignonnes ! Lutins au fragile soleil !

J’en saute, bien sûr. Devrais tout mettre… Petits lutins du soleil, troupe légère ébouriffée… facettes au cristal de vos rires… étincelantes tout autour… et puis votre audace taquine… Fillettes de rêve ! Plus vives que fauvettes au vent ! Oui, ainsi les filles de la classe de mes douze ans. Et moi, toujours Bernie, lisant ces émois, retrouvant d’instinct les pucelles d’alors, balbutiantes latinistes, annonantes hellénistes. Mais sans pour cela retrouver leurs visages, perdus – croyais-je – pour l’éternité.

Ainsi, d’un clic et quelques aller-retour d’imprimante, voici ma 4ème AB1, et moimême sur la photo, exceptionnellement les traits nets et reconnaissable – sur la majorité d’entre-elles, je la joue plutôt « fantôme de l’Opéra ». Seul petit myope sur vingt-neuf élèves… Le prof ? Celui d’histoire-géo, le bon géant Monsieur Noël, un vrai cadeau par les temps qui courent. Mais c’est juste un bon mot : le vrai cadeau ce sont les filles, les premières filles de ma vie scolaire, une vraie bénédiction, une sarabande de onze gamines. Avec leurs patronymes en plus, qui me font une liste – c’est le temps des listes, on l’a vu avec les vertiges de Umberto Eco : Touyarot, Guiliano, Czeskleba, Demars, Gracis, Riffard (tout le premier rang, entourant le prof gigantesque), Aléon, Czeskleba (encore, elles sont deux), Mercadier, Davino, Charbonnier. Et si tous les prénoms des condisciples de sexe masculins se sont évaporés dans les limbes – celui d’Olivier Faye mis à part, le cher Olive compagnon de banc comme aux galères (des fers adoucis par la présence, devant nous, des deux amies qui, sur la photo, sont sagement assises à ses pieds) – ceux des petites nénettes reviennent en file indienne, encore une liste qui égrène ses perles, Jeannie et Elise, Hildegarde – celle qui arbore des tresses intempestives ornées de rubans, une fameuse abonnée aux prix d’excellence, acharnée, inlassable, affamée de lauriers -, Claude et Marie-France… plus haut, Waltraut, Marie-Paule et Régine… Oh, bien sûr, pas les filles que Nérée eut de Doris (la fille d’Océan), une énumération moins mythique mais si douce.

Cinquante-cinq années ont passé… une vie quoi !

Et Louis Ferdinand encore, aux prises avec le fantôme de sa mère : Je me souviens, quand elle était plus jeune, de l’énorme tas de dentelle à réparer, le fabuleux monticule qui surplombait toujours sa table – une montagne de boulot, pour quelques francs. Ce n’était jamais terminé. C’était pour bouffer. J’en avais des cauchemars la nuit, elle aussi. Cela m’est toujours resté. J’ai comme elle toujours sur ma table un énorme tas d’horreurs en souffrance que je voudrais rafistoler avant d’en finir.

Lançon, pour le dernier mot : « Tas dont il fait, avec ces lettres, des milliers de mouchoirs volants ».

Et moi aussi.

(in Carnets d’Alpille, de Michel Bernardot. [Editions L’Harmattan. 2011])