La semaine crétoise

Date de publication : 8 mai 2018 16:12:17

Une semaine crétoise (début mai 1998)

La Crète n’est déjà plus qu’un souvenir...

Partis tôt le matin dans le sirocco et la tornade, revenus en Provence par temps frais – comme un vilain mois de mars - avec mistral gagnant pour le fun (le fœhn ?).

Jusqu’à quand garderai-je les Lefka ori , les Montagnes Blanches, en majesté devant les yeux ? Les monstrueux, gigantesques, pluri-centenaires oliviers et leurs troncs suppliciés. Les vergers caviardés d’orangers et de citronniers tout emplis de fleurs et de fruits et ce parfum si doux, obsédant, entêtant, qui vous submerge, envahissant la mauvaise route qui enroule ses voltes capricieuses.

Premier déjeuner à Chania dans une maison bombardée voilà un demi-siècle, dont on a gardé le toit à claire-voie, un patio devenu naturel, et cette balade dans les ruelles du vieux port vénitien, ses maisons ruinées qui chuchotent leur ancienne splendeur, éventrées – les unes abritant des bistros à touristes, les autres à demi refermées sur leurs entrailles désertes. L’ancienne mosquée est restée plantée là, sur le port, son crieur de prières envolé. Les arsenaux glorieux de la Sérénissime lui tiennent compagnie, gigantesques et creux comme la vieille puissance tutélaire…

On se lance, dans une Escort de location, à la découverte de la côte Ouest, à gauche de l’hôtel qui nous abrite, sous la pluie qui mouille cette matinée. Un minuscule port romain ruiné et le petit havre de Paléochora. Puis c’est la remontée à travers la montagne, les premiers monastères gréco-byzantins… surtout l’un d’entre eux, tout ancien, minuscule, ses vieilles fresques à demi effacées, huit chaises bancales et des icônes a la fresca, que berce un troupeau d’oliviers… la rage aussi envers ces cartes routières à se damner qui nous égarent malicieusement au hasard d’improbables hameaux.

On s’offre le jeudi un interminable aller-retour vers Héraklion et Cnossos, son palais si émouvant malgré la meute des cars à touristes (on en est après tout) et les restaurations hasardeuses de Sir Evans, le découvreur du lieu. Encore un joli repas devant le petit port et l’inamovible cruchon de vin blanc, sous les dépouilles des poulpes pendus à un fil comme des petites culottes… on bée devant deux, trois façades vénitiennes qui montent la garde sur leurs intérieurs dévastés.

Le lendemain – on a loué pour trois jours une minuscule Subaru –, escalade durant toute la matinée de l’énorme masse montagneuse et découverte de Chora Hakion. Un ouzo, le premier, siroté à l’abri de titanesques tamaris proto-palatiaux… les désormais traditionnelles salades grecques où trône un morceau de féta, suivies de friture de poissons.

Puis on met le cap sur Phaistos qui niche au pied du Mont Ida, à peu près au milieu de l’île. Une mini-halte en fin de matinée à Spili, mignon village adossé au relief avec sa fontaine vénitienne comme un lavoir, ses vingt lions furieux dégueulant leur eau dans une rigole... Petite flânerie dans les ruelles biscornues et pentues, s’arrêtant aux cent jarres anciennes emplies de géraniums, pélargoniums et autres œillets, matant du coin de l’œil de vieilles crétoises noires comme des biques qui vaquent à leurs occupations, stoppant encore devant mille pots de feta qui sont autant de réceptacles floraux. Admirant de miraculeux jardinets escarpés tout pleins d’orangers ou de citronniers luisants et parfumés, si pimpants, devant des demeures qui, pour une fois, ressemblent moins à des stations-service. Descente sur Agio Galini aux venelles encombrées de bistrots ou de petits restos, avec un traditionnel repas de calamars frits et de poissons variés.

Le lendemain, c’est la découverte de Phaistos, pratiquement seuls sur le site grandiose, tout à la fois sauvage et culturé, écrasé par ce mont Ida qui accueillit Zeus pour le protéger de la colère – et de la faim – de son bon papa Chronos… En contrebas, la douce plaine de la Mesara ; du haut de cette esplanade superbement intacte, vierge d’humains, quarante siècles contemplent les cyprès et les oliviers.

Une petite halte, au retour, apéritive, sur le minuscule vieux port de Réthymnon, sa forteresse vénitienne encore et ses bars en terrasses, envahies en ce dimanche par des familles de Crétois. Mon verre de vin blanc me ramène le vieux paradoxe d’Épiménide. Vous savez : « Tous les Crétois sont menteurs. Or Épiménide est Crétois. Donc il ment, mais s’il ment, il dit la vérité. »

Le dernier jour consacré à Omalos et son plateau encerclé de monts, une extraordinaire montée dans les orangers puis des oliviers plus enturbannés dans des filets que mamamouchis. La descente vers Sougia alanguie sur ses terrasses désertées dans l’attente du rush de l’été à venir. On déjeune une dernière fois parmi les familles indigènes en goguette sous les tamaris de service, avec une promenade digestive sur la plage de galets inondée par le ressac d’une mer démontée ; des petites routes de montagne encore, des virages plus secs que des coups de trique, des hameaux perdus sous le soleil qui darde. On s’arrête dans le golfe de Kissamos dont les deux presqu’îles sont pointées comme des mains tendues implorantes vers Cythère et le Péloponnèse voisin, tandis nous nous laissons enchanter par de fabuleux arums de Crète, Arum purpureospathum, leur spathe grenat de velours sombre qui laisse échapper comme un rostre violent son spadice au vert ténébreux. Tandis que je songe aux petits noms chez nous de l’arum, Chandelle, Pied-de-veau, Manteau de la Sainte-Vierge, Vît-de-prêtre, Vachotte.

Le cimetière du Chambon (suite et fin…)

… Toujours à la traîne de ses Mille femmes blanches, Bernie. Suivant les avatars de l’héroïne dans sa tribu cheyenne d’adoption, pendue aux basques du chef Little Wolf, dans les territoires des Sioux et des Cheyennes – là-bas vers les Blackhills, dans les Bad Lands à cheval sur les Dakotas du Nord et du Sud, aux bords de la Platte river ou de Belle Fourche river, dans la Prairie du Nebraska et aux confins de son cher Wyoming… Une surprise de taille l’y attend : encore en 1875 (époque où se passe l’histoire, le général Grant regnante, vainqueur récent de la guerre de Sécession), les tribus Cheyenne baragouinaient plus facilement le français que l’anglais… L’explication ? Leurs territoires de l’Ouest sauvage n’étaient que peu atteints par la déferlante à venir des Blancs. Les seuls contacts depuis deux siècles avec la « civilisation » étaient ceux qu’ils avaient avec les trappeurs français venus du Canada relativement voisin. Le texte du bouquin – traduit de l’anglais – est émaillé de phrases en italique – en français dans le texte – et, lorsqu’un « sang-mêlé » se prépare, la bite à la main, à violer notre blanche héroïne, il lui annonce le programme d’une voix grinçante : « Je vais t’enculer à sec »… Évidemment, la chose manque de poésie, mais ni l’époque ni les lieux n’étaient aux quatrains, dentelles, autres menuets… Vaselines de l’amour.

À manier si élégamment la langue de Voltaire, ces autochtones perdus – ou leurs cousins canadiens – ont fini par nous refiler des mots délicieux… Tiens, toboggan, innocente récréation enfantine… un emprunt tardif (1890) à l’anglais toboggan « traîneau utilisé pour le transport sur la neige », lui-même emprunté à divers mots indiens du Canada (algonquin otaban, cri otabanak, micmac tobakun, etc.). Au Canada-même, ces mots sont passés au français sous la forme tabagane (1691) et, plus tardivement, (vers 1820) en anglais, sous la forme « toboggan ». Le français a repris la forme anglo-canadienne pour parler du traîneau et, surtout, de la piste toboggan slide sur laquelle on fait des descentes au moyen du traîneau.

« J’étais insoucieux de tous les équipages,

Porteurs de blés flamands ou de cotons anglais

Quand avec mes haleurs ont fini ces tapages

Les Fleuves m’ont laissé descendre où je voulais. »

Après le Nebraska des Cheyennes, le hasard me fait tomber sur un vieux Michener endormi au coin d’une étagère. L’Amérique encore… Cette fois, la Pennsylvanie des Amish, celle des Mennonites confits dans leur Bible. Anabaptistes (horreur, le baptême n’est administré qu’à l’âge adulte !) chassés de Suisse ou des Pays-Bas qui parlent encore, trois siècles après leur arrivée dans le Nouveau Monde, un dialecte bas-allemand, le Plattdutch…

… Et Marthe Augusta n’est plus. L’OH, acronyme taquin pour One Hundred de tant de textes, ne le sera jamais vraiment. Même plus la force d’attendre deux mois pour parvenir aux 99. Le TGV – Très Grand Vieillard – si souvent évoqué, définitivement rentré en gare… La métaphore ferroviaire m’amène à ce constat : née comme Robert en 1907, elle aura vécu quarante-cinq ans de plus… un peu comme une double vie !

Le temps d’une vessie vidée en fraude dans le parc, j’ai rejoint la chambre, les deux sœurs une dernière fois autour de leur mère, ce corps sans vie, ce masque creusé dont le visage seul dépasse du drap. Une image obsédante au cours des quelques heures passées là, la fascination du profil – front bombé, nez busqué, béante ouverture de la bouche avant la remontée prodigieuse d’un menton qui pointe vers le plafond. Un corps à jamais inerte et qui répand l’odeur un peu sucrée, mais fade, des chairs qui ont commencé, depuis trois heures à peine, le lent processus de leur inexorable corruption, hurlant à mi-voix cet hodie mihi, cras tibi qui me ramène toujours à Robert… ou au vulnerant omnes ultima necat des cadrans solaires, cruel verdict inscrit dans les gènes, contre lequel il serait insensé de lutter…

Ou encore le vieil adage royal, « le mort saisit le vif », dont je vérifie une fois de plus la valeur universelle : incroyable comme la dépouille charnelle – là, encore tiède – pose un mystère insondable, l’interrogation qui vous prend à la gorge… mais où diable la vie est-elle passée ? Solennité de l’instant ? C’était elle le dernier rempart générationnel et nous sommes, nous les fils et filles de ces parents qu’on aura vu disparaître au fil implacable d’un presque demi-siècle, seuls dans le collimateur de dame Faucheuse.

… Coïncidence ? j’ai attrapé machinalement une bouteille à la cave et, surprise, c’est le dernier flacon de château verdignan 94, huit bouteilles acquises en 98 dans le supermarché Cora cher aux Cévenols de toutes obédiences, à l’occasion de la foire aux vins de saison et de l’un de ces multiples aller-retour effectués lors de l’opération et le décès d’Henri… et hier, alors que – descendu en T-shirt nocturne – je m’empare de la cafetière pour le premier petit noir, mon geste arrache au sous-vêtement une odeur dont la fragrance inattendue me ressuscite celle de mon père. Voilà une chose qu’elle est forte ! Extravagante ! Sauvage ! Une odeur jamais sortie, en quarante-cinq années, de mon rhinencéphale… un flot d’images suit, son tricot de peau ajouré sous la veste de pyjama, nos gestes familiers des petits matins rue de Lyon, le coucou franc-comtois postillonnant ses quarts d’heures dans le couloir.

Au rayon souvenirs, une scène remonte – jardins de l’hôpital de Nancy, 1961 – l’arrivée du frère aîné tenant dans son poing fermé un bouquet de fragon épineux sensé débloquer les reins archi-usés de son cadet presque à l’agonie ; un fragon (n.m ; 1378 ; bas-latin, frisgo, « houx », probablement d’origine celte) qui restera inutilisé, mais aura amené, faute de guérison miraculeuse, le brin de poésie de ses multiples appellations populaires, « petit houx », « buis piquant », « myrte épineux », « épine de rat ».

*

11 septembre : c’est toujours l’été… costard prince-de-galles Hugo Boss – immortalisé par la croisière aux Antilles sur le Mermoz –, chemisette chinoise en soie noire. J’ai passé, après quelques hésitations métaphysiques (le port et la qualité des cravates n’étant pas une vertu cardinale en ces terres), la cravate qui m’a semblé s’imposer, une Van Lack en soie dont le camaïeu de verts fanés s’assortit au gris clair de la veste… Ma moitié, pantalon d’été et T-shirt, une tenue de bridge, en somme… Pretty, as usual. Une heure et demie après, nous avalons un café en terrasse à deux pas du building de briques rouges de son enfance avant de rejoindre le funérarium où la famille arrive par fragments.

… voici un gendre de la défunte, toutes coutures explosées, la cravate reposant à l’horizontale sur un bedon de viticulteur héraultais. Voici son fils, aussi filiforme que son père est vaste, dégarni total, visage défait. Voici son gendre, plutôt rajeuni… voici la cadette en robe noire, escortée de mon aîné dont la queue de cheval bat sur les épaules… voici ma fille, robe noire elle aussi, mais à jupon apparent… voici mon petit dernier à qui nous avons amené un « change » (chemisette paternelle et futal repassé). Une particularité surprenante : nous sommes la seule famille complète ; par coïncidence, trois petites-filles sur quatre sont retenues ailleurs, l’une en entretien d’embauche très haut dans le Cotentin (mais zou est Caen ?), une autre à Paname pour les mêmes raisons, l’autre – empêchée – a délégué son époux. On rejoint l’église derrière un corbillard qui a perdu son petit cheval blanc… une longue demi-heure d’interminables bondieuseries. Epîtres et évangiles… c’est l’histoire du vieux Siméon qui a reconnu NS.-JC dans les bras de son papa, de sa maman… seule la photographie des vieux époux lors de leurs noces d’or, posée sur le cercueil, fait vrai, humain quoi.

Seuls montent au Chambon, les trois filles, les deux gendres, les quatre petits-enfants.

Ces pentes si souvent grimpées, dont je connais le moindre virage, la moindre tonnelle agrippée à sa terrasse de lauzes… les roses trémières qui montent la garde… Chamborigaud et son viaduc, les derniers viroulets du Luech qui lézardent au soleil ; on peut même escalader en voiture l’impossible raidillon conduisant au cimetière, à ces vingt tombes somnolentes au- dessus du cours d’eau. Voilà, Marthe a rejoint son conjoint, dont le cercueil jumeau l’aura attendu huit ans. Un petit-fils dépose sa sculpture sur le marbre impavide.

Une petite halte bistrotière en terrasse ; nous cinq, l’autre fille… mon aîné fait son numéro classique de Parisien : charmeur et relax… disert et muet… joue avec son père comme qui reverrait un ancien collègue… admire la nouvelle berline, le félicite pour ses lunettes de soleil, ses mocassins Testoni… remet bientôt le lacet de sa queue de cheval à sa tignasse absalonesque que décorent désormais quelques fils d’argent… s’en va vers son train dans sa voiture de location.

L’un des trois polars exfiltrés de la chambre de la feue m’a ramené – bonheur passager – sur la rive des Grands Lacs. L’appel du lac Michigan, le Wisconsin, des bourgades un peu au dessus de Milwaukee – magie des toponymes indiens. L’action se déroule dans cette langue de terre qui s’enfonce comme un ergot au cœur du lac, séparant les eaux en deux, à gauche la baie de Green Bay, à droite l’étendue immense de la mer intérieure.

« Et dès lors, je me suis baigné dans le Poème

De la Mer, infusé d’astres, et lactescent,

Dévorant les azurs verts ; où, flottaison blême

Et ravie, un noyé pensif parfois descend. »

… Sturgeon Bay, la baie de l’esturgeon. Un peu plus au nord, l’Escanaba chère à Jim Harrison. Et, sur la rive droite du lac, la Lower Peninsula, où se niche le comté d’Alger…