D'une rive l'autre

Date de publication : 3 mars 2018 17:48:15

D’une rive l’autre. (Le Livre des Exemples)

« L’Arabe n’attend qu’une seule chose de l’avenir, c’est qu’il lui restitue son passé », Jacques Berque

J’y songe, puisque l’on fête ces temps-ci le 600ème anniversaire de la mort d’Ibn Khaldûn et que tout plein d’articles me font à nouveau croiser la route de l’ « inventeur » des sciences humaines, déjà évoqué à cause de ses fréquents séjours à Biskra).

« Par certains aspects, il fait penser à Machiavel. Comme le Florentin, qu’il précède de plus d’un siècle, il est philosophe et historien, il a pensé la politique et s’est mêlé de politique, il a été homme de cour, ambassadeur, conseiller des puissants, il a connu heurs et malheurs, la gloire, l’exil et un peu la prison. Mais l’un évoque les Médicis ou Savonarole, le « prophète désarmé », des chanceliers et des émissaires du pape, des condottieri et des princes, quand l’autre a affaire avec Tamerlan ou à Pierre le Cruel, à des cadis malikites et des muftis, des califes et des sultans », ibid.

‘Abd al-Rahm ân Ibn Khaldûn est mort au Caire le 25ème jour du Ramadan 808 (17 mars 1406). Son Autobiographie est une composante essentielle du Kitâb al-Tbar, le « Livre des Exemples », une histoire universelle en quinze volumes comportant trois ensembles dont le premier, en six livres, est connu sous le nom de Muqadima, ancêtre de l’anthropologie, de la sociologie et de la méthodologie historique.

Son Autobiographie commence ainsi : « La maison des Banû Khaldûn tire son origine de Séville. Mes ancêtres ont émigré à Tunis vers le milieu du VII° [XIII°] siècle, lors de l’exode consécutif à la victoire du fils d’Alphonse, roi de Galice. Mon nom est ‘Abd ar-Rahmân Ibn Muhammad Ibn Muhammad Ibn al-Hasan Ibn Muhammad Ibn Jâbir Ibn Muhammad Ibn Ibrahîm Ibn ‘Abd ar-Raham Ibn Khaldûn ». Ouf !

Au XIVème siècle, celui d’Ibn Khaldûn, l’Islam n’a plus la splendeur de l’âge d’or andalou, gouverné par les Omeyyades de Cordoue, ni celle, maghrébine, qu’avaient assuré les deux dynasties berbères, almoravide – ces moines guerriers venus des confins sahariens – et almohade, qui, ayant écarté la précédente, ont régné sur l’Afrique du Nord et la moitié de l’Espagne de 1147 à 1269. L’empire almohade a disparu depuis un demi-siècle et tout le Maghreb, ravagé par les épidémies de la Grande Peste, est déchiré par les rivalités entre les Hafsides de Tunis, les Abdalwadides de Tlemcen et les Mérinides de Fès tandis que l’Orient arabe subit l’invasion mongole de Timûr Lang (Tamerlan). Il naît à Tunis le 27 mai 1332 et fuit la Peste noire qui ravage Tunis en 1348.

Il ne cessera plus, dès lors, de zigzaguer à travers le Maghreb et l’Andalousie – les années où il va vers le Couchant – ou le Machrek, lorsque c’est le Levant qui l’appelle, vers Alexandrie, Le Caire ou Damas. Il va ainsi, sous son turban, enveloppé dans un burnous qui pallie les froidures des hivers rugueux et la fournaise des étés, monté, selon les hauts et les bas de son existence, sur une haquenée ou un genet d’Espagne, entouré d’une escorte martiale ou pitoyable sur son bidet solitaire, à travers les hauts-plateaux d’Algérie, les montures agacées par l’aboi de chiens faméliques ou une nuée de yaouleds aux yeux gonflés par le trachome, courant, à-demi nus, au cul des équipages.

Traversant Tiaret – l’antique Tahert des Romains, nichée dans son grenier à blé, et, au hasard d’une disgrâce, faisant une halte de quatre ans à Frenda – dont le nom (Frendah) veut dire « doux repos » en berbère – pour y rédiger sa Muqadima, fondatrice d’une science nouvelle, la « science de la société humaine » (‘ils al-ijtimâ ‘al-insâni), parmi les silhouettes ruinées des djedars, ces mausolées des premières dynasties berbères… Avant Tlemcen la Magique… Tlemcen dont il aurait pu – s’il était né trente ans plus tôt – partager les souffrances lors du siège épouvantable mené par Abou-Yacoub, le sultan (Mérinide) de Fès… La ville, isolée par une muraille, ses habitants enfermés durant huit ans… la longue fièvre obsidionale… 120.000 morts…

Tlemcen, un éden entre ciel et terre, dont le souvenir, pourtant horriblement lointain, m’est toujours vivace, voire cuisant : le séjour chez Maître S. – un notaire, et ex-condisciple de Robert – et, au détour d’un canapé, le coup de griffe d’un chat entre paupière et cristallin. Un bras cassé, aussi, en glissant d’une branche de noyer, fracture dont on voit la trace sur une photographie d’époque (1948) – un petit garçon en culottes courtes et tricot d’été, rayonnant et juché au bout d’une poutre-balançoire, sa sœur à un jet de salive, attendant son tour sous une avalanche de boucles blondes… Un vieux dicton prétend que la ville a sept murailles, et que ses habitants ne dorment ni le jour ni la nuit ; partout, ce ne sont que vergers d’oliviers ou d’arbres fruitiers, déjà renommés sous les Romains, boqueteaux de figuiers, de caroubiers, de térébinthes.

Entre l’exercice d’une haute fonction et la prison, entre la charge de grand cadi malikite et une ambassade auprès de Tamerlan, entre le lustre passé à Frenda et une négociation avec Pierre le Cruel, il aura découvert qu’il est vain de chercher à élucider par des procédés rationnels les problèmes de la foi, que les jugements de l’intellect – qui est « une balance juste » ne sauraient servir « pour peser des matières comme l’unicité divine, l’au-delà, la prophétie, les attributs divins ». D’où les épisodes carcéraux : à une époque et dans un milieu maghrébin ou oriental où la position des théologiens conservateurs était très forte, il n’hésitait pas à indiquer qu’ « il faut combattre le démon du mensonge avec la lumière de la raison ».