2014-03-Roberto Bolano ou de amicitia

Date de publication : 13 mars 2014 13:27:58

Quelques phrases de l'auteur chilien défunt - il est mort à 50 ans, en 2003, d'un cancer du foie ou d'une greffe qui n'est jamais venue - me taquinent, m'agacent, me turlupinent:

" Nous sommes préparés à l'amitié, pas aux amis [...] Ils sont bizarres, les amis: ils disparaissent. Ils sont très bizarres: parfois, au bout de quelques années, ils refont surface, et même si la plupart n'ont plus rien à dire, quelques-uns ont, eux, quelque chose à dire, et ils le disent."

La voix éparpillée de l'écrivain invisible avait éveillé en moi des regrets vagues, un spleen un peu amer, des si-j'avais-su inutiles et vains.

Tous disparus, ces amis, mais en avaient-ils vraiment été? Sans doute doivent-ils se forger dans l'adversité, et l'amitié - celle qu'on affuble en général d'un A majuscule - naître dans la jeunesse et se fortifier dans l'eau et le feu, un peu comme l'acide des eaux-fortes, de périls affrontés en commun. Une bonne guerre, de sanglantes batailles, des positions ennemies conquises au coude-à-coude... des Bir Hakeim, des Camerone, autres Guadalcanal...

Et encore, à la condition expresse que la vie ne vous sépare pas, que vous ne vous mettiez pas, poussés par un destin malin ou des phéromones semblables mais antagonistes, à aimer la même femme ou que des positions opposées sur tel ou tel sujet ne viennent pas enfoncer un coin vicieux entre l'étain et le cuivre de la soudure.

En vérité, il s'était aperçu - il l'enregistrait avec une acuité presque douloureuse maintenant que le crépuscule allongeait ses ombres obliques et démesurées sur les fantômes qui avaient peuplé son existence - que des hommes de cette espèce que les scientifiques nomment "homo sapiens amicus", il ne pouvait en recenser le moindre. Sans doute, en disant cela, faisait-il preuve d'intransigeance ou d'un sectarisme outrancier, ayant à l'âme le rêve d'un improbable La Boétie... Et aurait-il d'ailleurs supporté un autre lui-même, un qui sache ses élans cachés, désirs inavoués, luxuriances intimes? Arborisations secrètes?

Et puis, de la période cruciale entre dix et vingt ans au cours de laquelle le sentiment aurait dû prendre racine, l'évidence était que cette "chose" ne s'était pas produite. Sauf avec D., peut-être, dont l'expensivité naturelle aurait pu forcer sa nature trop réservée. Mais la rencontre, centrée entre des casiers de potaches, avait été trop brève - deux ans à peine. Et ils étaient partie partie prenante d'un trio: c'était D. qui l'avait amalgamé à leur duo de fils de Moïse. Une formation certes fraternelle, du genre communauté des bannis, des incompris, des insoumis, et de toutes façons, la vie s'était chargée de prononcer la séparation.

Finalement, il n'avait gardé, après le Grand Chambardement, la trace que des deux de l'autre trio - on voit que cette configuration trinitaire devait lui être bénéfique et, au moins, naturelle: il en avait un pour la semaine, au bahut, et un second, sportif, pour le week-end, souvent passé dans des sous-sols de bistrots enfumés mais munis de tables de ping-pong. Et même là, les relations étaient complexes, rien ne coulait de source. Si l'un était un sabra, comme lui, l'autre était un article d'importation. Ils différaient en tout.

Le premier - faisons lui grâce de l'affubler de l'hypocoristique apocopé, Dicré, qui lui a toujours collé aux basques -, il le connaissait depuis la communale. Ils sont là, enveloppés comme des enfants bien sages dans leur sarreau d'écoliers, sur la photographie du cours élémentaire 48/49. Dicré, son petit visage triangulaire et ses yeux malins de "louette" du fin fond de la rue de Lyon. Et lui, frimousse d'angelot au regard perdu de myope qui s'ignorait encore, une des seules - non, la seule - des dix années à venir sur laqelle son visage n'est pas masqué par un flou intempestif ou l'éclair outrageant du flash sur le verre des lunettes.

Ah ça, ils en ont fait de conserve, des conneries! Plus dessalé, car habitant plus loin dans le faubourg, vers l'Arsenal et le quartier populeux, il savait, le Dicré, vous dégotter le poing américain qui, à seize ans, vous posait son homme (et déformait sans piitié la poche arrière de vos pantalons).

Mais ce qu'il avait aimé par-dessus tout, c'étaient leurs virées solitaires vers le port, au hasard des quais et des môles. Là, du haut de leur morgue tranquille, leur "taouel" (c'est ainsi qu'on nommait les frondes) dans la poche-revolver de leur futal, ils faisaient provision de vieux boulons près des rails ou au pied des grues avant de tirer à s'en péter les biceps sur des bouées métalliques à demi immergées dans l'onde huileuse et odorante de la darse. Le bassin de Mustapha était à eux, la rade s'assoupissait, ils y réveillaient des échos de glas et de tocsins... Face à eux, le grand môle fermait le bassin de l'Agha.

Quant au second - les autochtones n'auront jamais pu s'empêcher, avec la malice gouailleuse des ayants droit sur ces contrées, conjuguée à la malignité de cet âge sans pitié, de prononcer "Gaby" son patronyme pourtant déjà célèbre pour ses plats de charcuterie en boîte et pas encore pour des golfes pas très clairs - il ne se mêlait jamais à ces jeux de demi-sels ni à cette vie des rues dont l'évidence n'avait (à leur aune de oualiounes) nul besoin de démonstration mathématique.

Son inaltérable flegme britannique - le patronyme viendrait de cab, "calèche", et il ne jurait que par Trois hommes dans un bateau de Jerome K.Jerome - faisait son charme. Son originalité vergogneuse était son flambeau, son gonfalon.

La camaraderie qu'ils ressentaient reposait sur des bases dont ils n'avaient jamais mesuré la profondeur mais dont la chaux s'avérerait un tenace ciment: malgré les vicissitudes. Sans jamais de déclarations solennelles, la greffe avait pris, elle dure encore. Une chose est sûre, dans cette corbeille de mariage (ils en sont aux noces de diamant), "Gaby" avait amené la musique, lui apprenant patiemment l'accès aux sensations bouleversantes d'un piano et d'un violon qui se cherchent et entrelacent leurs émois. Le basson perdu dans une pastorale... Un cadeau pour une vie entière.

Et à un point qu'il n'imaginait guère en se laissant guider, frêle esquif, sur les océans symphoniques: outre les plaisirs immédiats, outre la transe instantanée et l'émotion chavirante de la découverte, tant de passages réentendus au gré du hasard d'un bouton pressé sur une radio et qui serviront ad vitam pour s'installer, comme sous la baguette d'une fée bienveillante, dans des sensations ressenties des années auparavant et inlassablement renouvelées à chaque audition. Il avait ainsi gardé, toute à fait rémanente à son oreille, cette sentence définitive entendue vers ses seize ans: pour l'attaque du piano au premier mouvement du troisième concerto de Beethoven, un seul interprète incontournable, Emil Guillels, le rouquin Pianiste du Peuple de l'Union soviétique.

Au vrai, il avait l'impression de s'être construit en mosaïque, une mosaïque dont les pièces rapportées seraient telle ou telle facette de la personnalité des uns et ds autres, sans que jamais l'influence d'un seul ne prédomine empêchant par là la naissance d'un sentiment plus profond. Pour user d'une métaphore pongiste d'autant plus éclairante que c'était l'activité sportive qu'ils pratiquaient en mousquetaires acharnés, il avait le sentiment d'avoir tenté de s'emparer du revers de l'un (dont il admirait le naturel et l'élégance) et du coup droit de l'autre (dont il jalousait en secret l'efficacité).

Après? Après, ce fut trop tard. Il faut avoir le coeur vacant pour se construire un ami. Vie de couple, vie professionnelle... Par-dessus les moulins, les affinités électives.

Et même s'il arrive qu'un ancier alter ego refasse surface, tandis que vous aurez, en vain, procédé à des manigances de marionnette pour que le fragile et sans doute factice lien ne soit pas rompu - il repense à celui qu'il avait choisi comme témoin à ses noces - les rapports auront d'évidence été bâtis sur la chaux et le sable d'alliances nées caduques ou parcellaires.

Du pipeau, quoi! Miettes aux moineaux. Mouron des oiseaux. Stucs, ersatz, strass et paillettes. Cilifichets.

Tel celui-ci, dont la gemme étincelait pourtant à 20 ans, bondissant cabri, ailé grimpeur de parois alpines, magicien du granit, inné rufian et qui se sera révélé âme errante.

Ou celui-là, à la sidérante Alfa Roméo, finalement plus terre à terre qu'un lombric et infecté à l'os par une hérédité de boutiquier es tisanes. Non qu'ils ne se fussent passionnés, dans une salle de bains transformée en studio photo, à tirer le portrait de leurs condisciples comme modèles involontaires. Doisneaux et Brassaïs en herbe. Lui, en amitié, plutôt le genre grand machaon, piéride, sphinx tête de mort. Tour à tour papillon et chrysalide.

Finalement, seul D., celui du premier trio, retrouvé au terme d'une très ancienne quête, aura eu eu une vision "littéraire" de sa personnalité et de leur amitié d'antan (d'un autre côté, ils auront été les seuls écrivains) en l'observant lors d'une réunion qui avait vite tourné vinaigre. Les fauteuils saccagés... Un seul, un tourne-vis à la main, démontait peinard les dossiers.

C'est cette image qu'il a emportée avec lui. Un cadeau qu'il offrait à travers le temps passé.

Un présent à la Bolano.