Juin 2011 (Lettres à une Hellène)

Date de publication : 5 juin 2018 06:31:28

Juin 2011 (Lettres à une hellène)

30 mai

Je sais, je sais… Un mai un peu comme une préface…

Mon train-train chamboulé par la présence du nouveau petit prince. Essaie de m’imaginer, réveillé par la Luce montée à pas circonspects dans notre aire haut perchée. Sitôt délogé par ma noiraude, je trouve mon cadet et son rejeton dans la cuisine, porte fermée et café tout prêt tout chaud. Mon petit garçon crapahute, encore tantinet cahotant, dans l’office ou plutôt – c’est bien plus sportif à cause de la buttée de la baie vitrée – entre la pièce et la véranda. Toujours cette émotion qui vient des premiers pas, du passage si attendu à la locomotion verticale. Ce raccourci si bref entre ontogenèse et phylogenèse…

Des sensations que le Berbère, notre père, n’a pas connues : trois mecs, trois générations en contact exclusif. Je garderai l’enfant dans une cuisine jonchée de cubes, de boites de bouffe à chien, de jouets divers, peluches de la chienne. Avec ça, une première encore – je t’en sais friande – : l’enfançon a dormi seul dans mon bureau, en compagnie de mes étagères policières, de mes textes, des tableaux de son trisaïeul Daisay et de son aïeul Henri, un château de Portes et une marine. Un monde commence et une nuit complète pour ses papa-maman.

Ah, j’oubliais : Jérémie n’a pas chômé : son mail m’annonce que le prêt à clicher des Sentiers sera prêt dans deux jours. L’affaire semble en bonne voie, et je me laisse aller à penser à la suite. J’ai même un titre, tout provisoire, Histoires d’aulx, un texte (encore à écrire) sur l’ail et qui donnerait son nom au futur bébé. Ma pomme se frotte les paumes…

2 juin

Un mistral épuisant, un vrai blizzard importé de Sibérie : la veille, j’ai remis un pantalon long et enfilé le blouson parisien en soie doublé. Il faisait à peine dix degrés sur la place du poilu de bronze où se bousculent, chahutent et se vrillent des rafales d’apocalypse glaciale. La cheminée a repris du service… et ce matin, comme il a délugé toute la nuit – par contre, la bafagne venteuse s’est arrêtée, du moins sa forme paroxystique –, que le ciel est d’un joli gris uniforme, que la nature jusque là altérée se saoule à satiété, ce matin, maître redevenu en mes domaines du rez-de-chaussée, j’ai rallumé la bête qui m’aura dévoré en un clin d’œil deux bûches de chêne de bonne taille. Ah, un juin débuté sous de curieux auspices !

3 juin

Un temps plus doux, ostensiblement variable…

La cheminée quand même rallumée car j’ai craqué en revenant sur la terrasse avec deux ceps de vigne puis laissé la baie ouverte sur la rumeur de la brise dans les pins, le chant d’une fauvette, le frou-frou de gorge d’une tourterelle énamourée. Déjà en tête, mon Histoires d’aulx puisque, en revenant de la paix nocturne, l’ébauche est là, tournoyante en petite fumée de branchages, en tous cas bien accrochée (pendant le film qui a précédé les prémices embrumées du sommeil, des idées me sont venues comme les étincelles de magnésium d’une bougie d’anniversaire et, l’histoire inepte que nous regardions se déroulant à Detroit [Michigan], j’avais aussitôt décidé d’intégrer à ma trame une concierge – son prénom, Hermione, s’est imposé sans faire de façons – tombée amoureuse at first sight de l’indien Chien Brun dès qu’une consœur bien intentionnée lui eut prêté L’été où il faillit mourir.

Ce fut une journée très typée marécage ; il aura plu sans discontinuer jusqu’au milieu de l’après-midi. Et froide, avec ça ! J’effectue mes courses villageoises en tenue assez curieuse, le blouson vaguement imperméable à l’intérieur tapissé de laine et le chef coiffé du chapeau argentin en cuir… mon bermuda et des Reebocks noirs. Sacrée dégaine, Bernie !

5 juin

… Souventes fois, par temps gris, je me serai senti tenu d’évoquer Biarritz, Hendaye, Saint-Jean-de-Luz. Là, avec le froid incongru, Béthune. Arras, peut-être.

La bougie, l’âtre rougeoyant, les éternuements… Enfin, quoi, ça surprend après les canicules du mai ! A quand l’écharpe écossaise en cashmere ? Finis les bains, molles bronzettes, suées ardentes. Tiens ! Alors qu’au matin j’avais enfilé le bermuda de rigueur, la rigueur des températures m’obligera à monter revêtir un vrai falzar. C’est dire…

Corrections encore, corrections toujours.

Et – on s’amusera, du moins je l’espère, de la coïncidence –, alors que je suis littéralement obsédé par cette activité sans cesse et cent fois réitérée, le roman que je m’en viens quérir dans mon bureau pour remplacer le vieux Monteilhet que je viens de terminer… Un Jonathan Frantzen, Les corrections… Plus fort que du roquefort ! Entre deux chapitres (je m’apercevrai progressivement que je l’avais laissé en plan voilà des années), je me jette, de façon très métaphorique à l’eau, et commence à rédiger mon Histoires d’aulx. Pour l’heure, la nouvelle sort à peine des limbes.

Tout occupé à mon effort d’écriture, mon secrétariat particulier vient me prévenir qu’il est parvenu, sans (trop) de peine, à expédier à Paname la dernière mouture des Sentiers botaniques.

A Dieu vat ! Mais l’angoisse, immédiate : d’où, de quel repli caché, ai-je bien pu sortir ce t intempestif ? La chose exige vérification immédiate.

Grévisse pose que la lettre qui me titille et m’inquiète, à un endroit où elle n’a, a priori, rien à faire, nous est léguée par une déformation populaire du langage, conduisant, pour des raisons sur lesquelles on glose encore, à la rajouter après va. Une locution aux origines maritimes, peut-être une ancienne conjugaison du verbe « aller ». Adieu-vat était le commandement donné à l’équipage avant d’effectuer un virement de bord par vent debout dans des conditions difficiles. Aujourd’hui délaissé au profit de Parez à virer .

7 juin

C’est l’histoire de trois aubergines replètes et plus violacées qu’un abbé rebondi en pleine crise de mal comitial. Deux courgettes rondes aussi dodues leur tiennent compagnie. Tranchées en rondelles, elles passent illico à la plancha. Coulis de tomates maison, parmesan râpé, persil ciselé… En bas, la vaste étendue d’eau bleue se désole, délaissée ainsi qu’un lac islandais. N’empêche, deux brochettes d’agneau, deux merguez, les gentils légumes ensanglantés.

Première incursion dans les parages… en juin ! Qui dit mieux ?

8 juin

… Et, toujours, l’alternance, le polar de service et mon texte aillé. Je laisse aller un léger délire littéraire, du purement inventif, chose jamais pratiquée mais qui se révèle grisante.

10 juin

Les grillettes traditionnelles accompagnées du bref salut au vieux Bob, alias « Le Berbère). C’est simple, il vient avec une légèreté intemporelle se poser sur mon épaule et j’y annonce la couleur pour notre confiote matinale, jaune ces temps-ci, pour les mirabelles, rouge brûlé, pour les abricots. Après quoi, la cuisine aussi flambant neuve que lors de son inauguration, la chienne, la panse remplie, me voici revenu au turbin avec plaisir, la table de ferme recouverte des deux tomes du Crété (le Précis de Botanique), du Robert Historique, et de ma dizaine de pages déjà recouvertes de l’écriture couchée que je réserve – va savoir pourquoi – aux choses de la littérature. N’ayant jamais compris la nécessité intime de cette schizophrénie écrivassière dont l’évidence s’est imposée néanmoins à l’usage, éclatante, indiscutable, irrémédiable.

12 juin

Le déjeuner à quatre en véranda – c’est mistral noir, une locution du cru pourtant jamais entendue, que MJP vient d’apprendre à J. et décrivant un mistral soufflant par temps couvert –après un petit apéro vite expédié, debout, sur la table au coin de la terrasse. On boit un côte du Ventoux en carafe de chez l’Allemand. Après un pâté sur toasts, le moment arrive du rôti de veau aux oignons en cocotte, accompagné de courgettes-bâton cuites al dente. Mon fils en pleure.

13 juin

… Le calme revenu… la chienne à mes côtés, ou presque, sur le vieux fauteuil du hall. La cheminée enfin chômeuse et la baie ouverte sur le rou-rou des tourterelles. Sur le gravier, la grande table de jardin entourée de ses quatre chaises compassées semble faire la gueule après l’animation de la veille. Enfin… à midi elle retrouvera, mais puissance dix, les bruits de mandibules qui transcendent son vieux teck. Avec Julie, nous avons imaginé un curieux menu, qu’on verrait mieux affiché pour le prochain Noël, foie gras mi-cuit en entrée et poularde chaponnée sur son lit de petits légumes, séquelles de défections imprévues ou d’achats trop enthousiastes lors du précédent. La rue Montecristo au complet nous fait l’honneur – on m’a fait prévenir qu’on amènerait le vin, un magnum de Graves.

En attendant, mon fils aîné s’est levé : il veut du thé mais vient avec le sien, comme d’autres avant lui (et je suis sûr que tu vois la direction de mon regard).

15 juin

Ce que je nomme « sigrambô »… De l’azur, sans vent, jusqu’à plus soif. L’été, en somme.

Encore que les loriots n’y sont plus, ni même le chant de certains de leurs congénères moins prestigieux., gagne-petits de la mélodie sifflée, coryphées faiblards. Demeurent seuls, entrecroisés, le roucoulement des tourterelles, la crécelle d’une pie énervée, le cri d’une corneille effrontée.

16 juin

C’est fou ! Plus la date approche, plus je vois arriver avec une légère angoisse le moment –

jeudi prochain – où il faudra quitter tout ça, cette vie de patachon monacal, pour s’en aller se presser dans des aéroports bondés, des bateaux surchargés, la foule pressée des autocars… un périple réalisé à titre onéreux, en plus, quand c’est Bernie qu’il faudrait défrayer !

Le clavier repris après la pause de fin d’après-midi. On arrive au bout, il flotte une odeur d’écurie, de crottin, autour de ma table de bagnard des mots. Et j’aime à imaginer celles, géantes – leurs montagnes de crottin à pelleter – de Casse-pipe, du cuirassier Destouches.

17 Juin

… Une première, hier (mais, tout en disant cela, j’en vois au moins deux).

Après les activités chahiniennes, me voici descendu mettre l’arrosage du gazon avant même de me lancer dans mes activités traditionnelles à l’office. La dalle autour de l’onde n’est pas trop ensoleillée encore. Allez, Bernie, à la baille ! L’an dernier, c’est avec cinq jours d’avance que j’avais sacrifié au premier bain d’avant petit-déjeuner, ressuscitant les onctions magistrales anciennes, celles de Corse ou des Baléares – et, peut-être, de plus antérieures (mais la mémoire me faut) – quoique non moins magiques, celles des petits matins ferruchiens. Instants fragiles consignés dans Le jour où l’été a commencé. C’était un temps où l’on pouvait se faire griller des rougets… De nos jours, me voici contraint (comme pour les perdreaux) de me contenter d’imaginer la chose, ce qui peut m’amener à la coucher dans une histoire, en prêtant mes pulsions à d’autres, comme dans mon dernier opus, ce fameux Histoires d’aulx.

18 juin

Une escapade hier, au canal de Fifine. Quatre quarts d’heure de sérénité et un bouquet champêtre. Je l’ai là, sous mes yeux, dans le petit Moustiers blanc… foin de tons vifs ou criards : on est dans les mauves, les roses fanés, les zinzolins.

Vesces et gesses, fleurs à papillons, fleurs à Marguerite, notre maman.

19 juin

Me trotte la scie de l’été 62 … Et j’entends siffler le train …le passé part en couilles.

Cette fuite catimini me poigne, me sidère au-delà du possible. J’ai la même sensation que lors de la vente de l’appartement de l’avenue Bouisson-Bertrand.

Pfft ! Plus trace de rien… Last train to San Fernando

Petite consolation : des beignets de fleurs de courgette.

23 juin

Le temps est à la grisaille, au vicieux bisoulet. La chienne, allongée face à moi tel un un phoque de Canary Wharf, à San Francisco, immobile. Elle a compris l’embrouille. Il semble que, dans les Hautes Instances Célestes, on ait décidé que l’été provençal ne nous donnât point de regrets intempestifs et qu’ainsi, le fardeau de quitter nos aîtres et la Luce soit moins lourd à porter. Peut-être, aussi, une manière de nous mithridatiser avant, demain, les frimas baltes, finnois et, bientôt, suédois.