2015-08-Aux larmes et cetera

Date de publication : 28 août 2015 12:17:15

Aux larmes et cetera

(sur l’air de la Marseillaise de Gainsbourg)

C’était un de ces petits matins vaguement grisouilleux faits d’une brumette accrochée aux yeuses de la colline et semblant préfigurer des automnes. Et, comme lorsque la neige a posé son linceul si doux sur la courbe du monde, règne un silence surnaturel, quasi étouffant, que viennent juste percer le roucoulement lointain d’une tourterelle, le gloussement timide d’un écureuil, voire le léger grésillement que font sur le sol les éclats de la pigne qu’il déchiquète, avant que le désert phonique ne reprenne ses droits et son empire sur les choses. Les pies, d’ordinaire si mal embouchées, querelleuses ou triviales, paraissent avoir souffert d’une Shoah corvidienne.

Tout est parti de la recherche d’un passage du Serment des barbares de Boualem Sansal, un livre déjà évoqué dans « Allons à Messine ». Considérons que nous sommes fin juillet : étranges prémonitions des événements dramatiques survenus lors de la cérémonie d’ouverture des JO de Beijing, quinze jours plus tard.

Retrouver mon fameux passage aura nécessité une bonne heure de feuilletage attentif des 450 pages du roman et l’immersion renouvelée dans la folle Algérie du début des années 90.

« Les cimetières chrétiens, livrés aux vents de l’abandon, furent souillés et saccagés. Cela est de notoriété, comme le sont la rage et l’impuissance des rapatriés. Ces lieux ne sont pas seulement la sépulture des leurs mais l’écot de leur indéfectible amour pour le pays. Quarante et un ans est un temps honnête, ce nous semble, pour reconnaître que ces foutus colons ont plus chéri cette terre que nous qui sommes ses enfants. »

Trois phrases qui ne furent pas, de prime lecture et nonobstant le compliment a posteriori, sans me ramener à quelques occurrences ou réflexions fort anciennes… celle du souvenir du cimetière de Taher (où je n’ai, en principe, jamais mis les pieds) mais dont je me rappelle qu’Edouard, seul survivant de ces temps héroïques, aura fait entretenir la tombe de ses parents et grands-parents pendant des lustres, peut-être par le beau ténébreux qui figure sur la photographie illustrant mon petit texte « Au bled ». Un lieu de mémoire évoqué dans une lettre de Titi Chabot [le forgeron de Taher] au même Edouard, datée du 3 mai 1982 – on a les “Vingt ans après” qu’on peut :

« … le cimetière est entouré de maisons, des murs de quatre mètres de hauteur. Pas de difficultés ; il n’y a plus de marbre sur les tombes, je me demande ce qu’ils en ont fait. Ce n’est pas sale, c’est abandonné. Je t’envoie deux photos que M. a faites. Tous les caveaux sont bien fermés au ciment ».

J’y pense soudain… à eux des caveaux bien groupés, quoique interdits… à nous ces morts éparpillés, Robert à Nancy, Maguy à Vergèze, Léon à Poissy ou Lucie à Salon…Et moi, mes deuils compliqués, à plusieurs stations, façon chemin de croix, depuis ce début des années 60. La mort du père, suivie dix mois après du deuil de la terre – l’Alma Mater disparue – et celui de l’amie (deux faux deuils ceux-là puisque pas nés d’une mort, la Terre ou l’élue d’alors continuant à vivre, à croître et multiplier, féroces arrachements néanmoins.

Je songeais à tout cela en lisant l’autre jour une de ces courtes nouvelles commandées par un journal parisien qui proclame sans se lasser que « sans la liberté de blâmer, il n’est pas d’éloge flatteur » et aura eu l’idée de proposer à toute une ribambelle d’écrivains étrangers d’écrire une page sur Ulysse et ses tribulations méditerranéennes, chacune débutant par la même phrase de l’Odyssée, « Ulysse prit le sentier rocailleux qui monte à travers bois » (un exercice auquel j’aurai eu la bonne grâce de me plier sans toutefois passer par le canard. Juste pour le fun …)

L’auteur de la nouvelle est Russel Banks, un ancien plombier né en 1940, découvert et encouragé par Nelson Algren – l’amant américain de Simone de Beauvoir. L’écrivain a imaginé une histoire dont le personnage principal vient de subir une greffe cardiaque. La jeune femme du donneur fraîchement décédé désire faire sa connaissance, ce que l’infirmière justifie ainsi :

« J’ai dans l’idée qu’elle n’a pas fait son travail de deuil. Il se peut que quelqu’un lui ait dit que vous rencontrer l’aiderait.

– Son travail de deuil, je ne sais pas ce que ça veut dire (quand il vous arrive un truc épouvantable et que c’est votre faute, bon sang, on ne fait pas de travail de deuil, se dit-il). Ce qui s’est passé, c’est à vous de vivre avec. »

En fait, la jeune femme a amené un stéthoscope et désire vivement écouter le cœur battre dans la poitrine du transplanté…

Des lignes qui me ramènent en sourdine à La chanson de Charles Quint d’Eric Orsenna, lue courant mai ou juin, un roman dont le narrateur est veuf (inconsolable) depuis trois ou quatre ans.

« Tu avances dans ton deuil ? [lui demande t-on]

… dès lendemain [du décès] commençaient les choses sérieuses : le deuil.

Le deuil était devenu une passion nationale, en même temps que la construction des musées qui en est l’une des variantes […]

– Comment va ton deuil ?

On ne s’inquiétait plus de votre santé, mais des nouvelles de votre deuil […] On vous enjoignait d’aller au plus vite consulter. Un métier avait surgi, profitant de la passion nationale : professeur de deuil. Lequel, pour se faire respecter et justifier ses honoraires, vous accablait de travail.

Le fameux travail de deuil.

Mais il se sentait incapable de ce travail là. Pourquoi tuerais-je en moi celle qui est déjà morte ? Je résolus d’avancer à ma guise et à mon allure, parmi les souvenirs et les regrets, je serai un flâneur, un paresseux, un paresseux du deuil ».

Toutes rencontres avec l’affliction, la disparition, qui m’auront conduit – puisque, désormais, on connaît ma marotte – à m’en aller voir d’un peu plus près dans mes bibles ce qu’il en était exactement de ce mot.

Deuil ; n.m. D’abord dol (980) puis doel et duel (XII°, du bas latin dolus « douleur ».

(On verra plus bas l’effet du télescopage avec le lat. class. dolus « ruse »).

C’est « duel » qui prévaut jusqu’au XVI°, et son pluriel dueus a produit notre « deuil » moderne (en passant parfois par doeil – sur le modèle œil). Longtemps employé dans son premier sens de « affliction », le mot a fini par prendre son sens moderne de « chagrin causé par la mort (d’une personne) » et, par métonymie de « signes extérieurs de l’affliction liée à la mort ». Pour la petite histoire, l’expression « faire son deuil de quelque chose » signifiant « y renoncer » est familière et notons qu’il existe, depuis la mère Brazier qui en fut l’inventeur, une poularde demi-deuil qui n’était pas à moitié triste mais ainsi nommée à cause des lames (larmes ?) de truffe [Tuber melanosporum] que l’on glisse par incision sous la peau de la volaille.

« Salut ! derniers beaux jours ; le deuil de la nature

Convient à la douleur, et plait à mes regards », Lamartine

Dol ; n.m. est un faux-frère. Emprunt (1248) au latin classique dolus « ruse, tromperie ».

Le mot s’est spécialisé en droit en son sens étymologique. Il est synonyme de « fraude », au civil et d’ « intention de commettre un acte interdit », au pénal.

« Je craindrais toujours que le dol

Ne m’en dépossédât sous ombre de justice

Et qu’un jour le maître du sol

Ne revendiquât l’édifice », Lamotte