2016-06-Chapelle Saint Vérédème

Date de publication : 24 juin 2016 16:20:01

Chapelle saint Vérédème

« L’idée selon laquelle la nature est chaotique, et c’est l’artiste qui y met de l’ordre, est à mon avis parfaitement absurde. Tout ce que nous pouvons espérer, c’est de mettre de l’ordre en nous-mêmes »

Willem de Kooning

Tapi dans une anfractuosité de la falaise abrupte, l’aigle promenait son œil souverain – fente d’obsidienne tranchant net un iris d’or –jusqu’à la mer dont on devinait par endroits le miroitement. Rien ne bougeait sous le soleil déjà haut. Sous son regard, la plaine s’étendait, étale et nonchalante, d’un bout à l’autre de l’horizon.

Averti par un instinct millénaire, le rapace prit son essor d’un seul battement de sa large envergure. Sur la face interne plus claire des ailes, une forte bande transversale sombre trahissait son espèce. Un courant ascendant aussitôt trouvé, il stabilisa son vol en cercles concentriques de façon à examiner ce qui venait de l’alerter, un point minuscule se déplaçant sans heurt ni hâte sur le ruban ocre de la draille. Aspiré par la colonne d’air chaud, il élargit la circonférence de ses orbes silencieux afin de s’en rapprocher et, parvenu à la verticale de la silhouette s’avançant d’un pas régulier, il reconnut sans peine la forme d’un homme portant un maigre baluchon au bout d’un bâton en bois de laurier.

L’intrus se dirigeait vers le Nord et la grande villa romaine plantée au mitan des labours, là où ses congénères avaient établi leur existence industrieuse depuis des générations que les rapaces et les humains partageaient le site en bonne intelligence. D’ailleurs, à l’appui du sentiment de routine paisible ressentie par le seigneur de l’éther, quelques fumées s’élevaient sur ces parages avec la grâce tranquille des oréades chaloupant leurs danses sibyllines.

Rassuré, il crut pouvoir s’autoriser une parade nuptiale censée charmer quelque belle amie potentielle en exécutant force acrobaties et figures de voltige tout en scandant des youh youh aigus et mélodieux se terminant par un grave sifflement continu avant de regagner son refuge dans la roche où il escomptait retirer bien vite les bénéfices de ses prouesses aériennes.

Pendant ce temps, l’homme s’était rapproché. Il passa devant un vieillard installé sous un chêne kermès et observant une cinquante de moutons paissant l’herbe rase ainsi qu’une bonne dizaine de chèvres dressées sur leurs pattes arrière et mâchonnant des buissons d’épineux. Un chien gisait à ses pieds sans un regard pour le troupeau. Le berger admira la prestance de l’arrivant qu’il salua d’un geste du bras.

C’était un homme jeune, à la chevelure blonde et bouclée encadrant un visage ouvert et bienveillant. De stature moyenne, la taille bien prise dans une toge en toile écrue serrée par une cordelette, les pieds dans des sandales en cuir, il s’arrêta, s’enquérant de la possibilité de demander l’hospitalité au maître de céans. Sur l’affirmative, il observa la bête affalée. Le vieux lui expliqua que le chien était quasi immobilisé depuis la veille par une paralysie de l’arrière-train. L’inconnu s’accroupit avec une souplesse que le berger lui envia avant de se mettre à palper l’échine de l’animal tout en marmonnant une litanie incompréhensible. Enfin, il se redressa, prit congé du pâtre chenu et poursuivit jusqu’à la villa maintenant toute proche, en proie à l’agitation bien ordonnée d’une journée ordinaire.

Dans la vaste cour qui s’étale devant les bâtiments entourant le corps d’habitation, granges, resserres à grain, étables, des hommes de peine scient du bois de chauffage, des servantes jettent du grain à une volaille excitée par la provende et, à l’écart, dans une forge, un hercule tape à bras raccourcis sur une enclume fichée devant un brasier.

On accède volontiers à sa demande d’un peu d’eau et d’une galette de blé dur. Une troupe de gosses s’agglutine autour de lui, admirant avec convoitise son bâton sculpté dont la poignée s’orne d’une torsade. La nuit venue, il dormira à l’abri d’une grange dont le foin exhale des senteurs enivrantes. Mais il ne compte pas s’endormir dans les délices de Capoue, il n’est pas venu pour ça.

Il prendra congé des uns et des autres après que la lune se soit levée et couchée par trois fois dans ces cieux où l’azur règne sans partage avant de rebrousser chemin vers la ligne austère des falaises qu’il longeait lors de son arrivée et où il a repéré, semblant accessible, une grotte lui paraissant propice à son dessein.

Chemin faisant, il repasse devant le berger enraciné sous son yeuse. Si l’homme est immobile, le chien a l’air d’avoir fait une cure de jouvence : il encercle certaines de ses ouailles étourdies à grand renfort de manœuvres serpentines. Son maître se confond en pudiques remerciements et, interrogé sur les dimensions de l’excavation à fleur de paroi, lui assure qu’elle peut lui servir d’abri étant atteignable par un sentier, certes de chèvre mais praticable par un homme agile et non sujet au vertige. Notre gaillard abandonne le vieux pasteur et ne tarde pas à avaler le raidillon.

Au fait… Tout occupé à décrire le cadre idyllique − ce vallon serré entre collines et falaises et débouchant sur une plaine dominée par la masse altière de la montagne que les gens du cru nomment Opiho et ses puissants épaulements − on n’a pas encore fait les présentations.

Notre éphèbe s’appelle Veredemus, c’est un jeune Grec qui vient vivre sa vocation de solitaire dans l’ancienne Provincia romaine. Il a quitté son Péloponnèse natal à la suite d’un différend avec son père qui lui déniait le droit de mener cette vie d’ermite à laquelle il aspire. Il a traversé la Méditerranée à bord d’un navire de trafiquants de Massalia, ce comptoir que des Grecs de Phocée ont installé sur la côte. Nous sommes à la fin du VIIº siècle de l’ère chrétienne, sous les derniers rois mérovingiens.

Veredemus va vivre ainsi reclus durant cinq ans, suspendu entre ciel et terre, passant son temps en méditation et en prière. Sa réputation de saint homme n’a cessé de croître. Le berger a raconté à qui voulait l’entendre la guérison miraculeuse de son chien et la population alentour amène avec une ferveur qui ne se démentira plus tout ce qu’elle compte d’estropiés, bancals, goitreux, femmes frappées de stérilité au merveilleux anachorète. Veredemus se multiplie, les guéris se répandent en louanges, la renommée de l’incarcéré volontaire grandit.

Après ce lustre passé près de la villa de Saint-Pierre-de-Vence, sous la haute protection de sainte Cécile – dont la colline escarpée ferme la ligne de falaises, à l’aplomb de la petite plaine – il va reprendre son baluchon d’itinérant pour s’en aller rejoindre un de ses compatriotes, Aegidius, né à Athènes, qui mène la même existence recluse dans une grotte située à quelques lieues de là, à la baume de Sanilhac près du pont du Gard. Les deux hommes « vivant dans la chair comme s’ils n’en avaient pas », se nourrissent d’herbes sauvages et de simples, boivent l’eau des sources avoisinantes et résident dans des grottes séparées puis se retrouvent dans une chapelle qu’ils ont installée au creux d’un rocher où ils joignent leurs prières. L’Athénien y finira sa vie quand Veredemus, choisi comme successeur par saint Agricol, l’évêque d’Avignon, exercera sa charge durant vingt ans sans rien changer à sa manière de vivre dans l’austérité. Les deux ermites seront canonisés, Veredemus sous le nom de saint Vérédème et Aegidius, sous celui de saint Gilles.

*

Treize siècles après ces événements, j’avais fait l’acquisition d’un vieux mas perché sur un tertre à la lisière du village d’Eyguières, petit bourg provençal assis sur une croupe rocheuse à l’aisselle des Alpilles. Le vendeur octogénaire ne pouvait plus assumer l’entretien de la bâtisse et de ses dépendances. Il désirait se retirer à proximité de sa fille, dans des conditions d’existence plus conformes au confort affectif et matériel auquel il aspirait.

Lorsque le logis vénérable eut pris possession de moi – d’un commun accord, il m’avait abandonné moyennant compensation quelques meubles de famille, bahuts et armoires dont le chêne ou le noyer craquaient au profond de la nuit (les mâtins prenaient désormais leurs aises, faisant péter tenons et mortaises, tout à la joie d’avoir échappé à l’injure du hangar d’un brocanteur et jamais rassasiés par les litres d’encaustique que je leur prodiguais) –, je tombai lors d’une nuit d’insomnie sur une série de cahiers d’écoliers poussiéreux oubliés dans un tiroir. Le bonhomme y avait consigné au jour le jour ses humeurs et ses balades. Itou le temps qu’il faisait, itou ses joies et ses dérélictions, itou ses agapes conjugales en un minutieux soliloque avec soi-même.

Faut-il le dire ? J’ai longtemps cheminé en sa compagnie…

« … Janvier

La pluie…

Un temps des Rompudes, comme lorsqu’on ouvrait le fenestron de notre chambre mansardée, entièrement lambrissée de pin et qui donnait droit – straight ahead, comme disent nos cousines aux dents proéminentes – sur le mont Lozère et son sommet du Finiels, la faille vaguement infernale de Vialas suspendue à son cou puissant de taureau cévenol. Vingt ans que le mas a quitté nos domaines et pourtant, le mot garde toujours sa consonance magique. Nous avions trente ans et nous y fuyions…

Là, je sors attraper à la volée trois ou quatre ceps de vigne torturés par l’âge et perclus de rhumatismes. Tout humides de la dernière rincée nocturne, ils continueront à hurler dans l’âtre en silence.

Février

C’est un dimanche matin plutôt banal, enfoui dans un léger brouillard. Le temps à venir sera la surprise du jour mais un diamant éclaire ces extérieurs mélancoliques : hic, ma compagne a confectionné un cake, et nunc, je le mange en l’humectant de gorgées d’arabica. Ah, mais un cake comme on n’a vraiment pas idée. Croûte un peu ferme, une pâte aussi moelleuse que la face interne des cuisses d’une pucelle au paradis d’Allah, parfumé, onctueux, véritable phénix des hôtes de mon palais.

Un piano s’est mis à égrener la mélodie archi-connue d’une rhapsodie hongroise de Liszt (la n°15, en la mineur, dite marche de Rakόczi). Comment dire avec de pauvres mots la madeleine prodigieuse que représente cette musique ? Tout de go, mon âme s’envole pour se retrouver posée, rêveuse ou fiévreuse, sur la rambarde d’un balcon faubourien à plus d’un demi-siècle de là. Cette transe intime, cette catalepsie coupeuse de bras et de jambes, cette tétanie curarisante indéfiniment renouvelée ? Plus fort de café, la voix séraphique de la présentatrice annonce l’interprète. Gyorgy Cziffra… Que je sois pendu ! Le pianiste au bracelet de force… celui de mon propre disque La voix de son maître, peut-être mon premier album !

Et le mistral s’est levé. Oh, pas le buffle immense ravageant tout, jour et nuit, sur son passage. Non ! Celui qu’ils nomment mistralet, aux grandes bouffées paisibles suivies de moments où presque rien ne bouge : une sorte de respiration d’ogre ou l’haleine d’un titan assoupi.

Mars

Hier, nous avons commencé la promenade journalière au pied du cimetière, dans les allées ornées d’ifs taillés en toupie et en doubles et triples bilboquets, en remontant les marches qui escaladent les restanques conduisant à la chapelle Saint-Vérédème. Le bijou d’art roman – on l’a construite entre le Xº et le XIº siècle – veille depuis sur les trépassés. Il me faut bien avouer que je suis fou de son petit clocheton et j’en suis bien aise : je dois être le seul habitant du village à pouvoir m’en repaître chaque matin, au moment où le soleil effleure avec délicatesse ses pierres patinées par un millénaire ainsi que l’échine rose de ses tuiles par-dessus l’arrondi de son abside.

Débouchant par le côté sur le chemin du col de Mélet, nous avons enfilé peu après, à l’entrée du vallon des Glauges, le chemin de Saint-Pierre-de-Vence qui mène aux ruines de la villa romaine entre vergers d’oliviers et parcelles de vigne, accompagnés par l’escorte austère de cyprès Florence dans leur dégaine compassée de clergymans. Comme à l’accoutumée, nous n’avions pas manqué de rencontrer le clone du berger de Veredemus, coiffé de son éternelle casquette, appuyé sur son bâton et promené par son chien Fiston. Petit homme sec et noueux, à la voix rocailleuse et forte semblant jaillir d’un autre corps que celui dont elle sort.

Les falaises de Coste Fère à peine dépassées, on débouche sur la plaine où frissonnent des blés juste sortis, au beau milieu desquels se prélassent encore les vestiges ras de la villa où le saint ermite a demandé l’hospitalité avant de s’incruster dans son ergastule de calcaire. Et l’aigle qui, le premier, l’avait aperçu, porte désormais le nom de Bonelli, l’ornithologue italien qui a individualisé son espèce dont les individus règnent depuis 200.000 ans sur ces murailles abruptes.

Nous marchons au bruit lointain des sonnailles d’un troupeau de moutons et ne tardons pas à l’apercevoir, accroché aux touffes des cistes et des romarins. On jurerait des cocons de vers à soie disséminés dans une crèche de Noël. Encore quelques pas et nous voici au milieu de la marée grège où sont enchâssées quelques biquettes plus encornées que cerfs élaphes. Seules dépassent de la masse des ovins compactés leurs fortes ramures héritées d’ancêtres mégacéros. Et flotte dans l’air vif la puissante odeur de suint des bêtes assemblées.

Avril

Promenade sado-maso par un mistral de l’Enfer. La floraison exubérante et mousseuse des cerisiers m’aura amené, par association d’images, à ces pauvres japonais dont c’est l’arbre fétiche et sacré. Les premiers kamikazes, un mot aujourd’hui galvaudé, revêtaient une tenue traditionnelle avant d’aller se jeter sur les ponts mythiques de l’Enterprise ou du Hornet– les porte-avions US de la guerre du Pacifique–en emportant avec eux un rameau fleuri aux pétales immaculés. Le mot kamikaze, « vent divin », commémore le souvenir d’un typhon qui sauva l’archipel d’une invasion mongole.

Tout en m’arc-boutant contre les rafales glacées, une phrase vient me trotter à l’esprit : « Hagards dans le blizzard, ils allaient à grands pas ».

Agar était l’esclave égyptienne d’Abraham. Et sa maîtresse. Elle fut renvoyée avec son fils Ismaël par Sara, l’épouse du patriarche, après la naissance d’Isaac. La mère et le fils erreront longtemps dans le désert de Bersabée avant d’être sauvés par un ange qui passait par là.

L’agar-agar n’est pas un bégaiement, c’est une gelée qu’on obtient en faisant bouillir une algue originaire de l’Inde. Gélose est son autre nom.

Mai

Cette phrase, au cours de la lecture d’un roman.

« […] elle m’obligeait, je ne sais comment, à me pencher sur mon passé. Tous ces jours dont je ne conservais pas le moindre souvenir. Le 10 octobre 2006, par exemple. Qu’avais-je fait ce jour-là de plus ou de mieux que le 1er mars 2003 ? »

Moi, grâce à mon innocente manie, la chose m’est facile…

Ici, en ce premier jour du mois qu’on prétend des fous, un épais brouillard enveloppait l’alentour d’un voile cotonneux tandis qu’un silence de basilique régnait sur ce cocon douillet. Nous avions eu trois jours de garde d’enfant, notre dernière petite-fille, dix-huit mois. Ses interminables et minutieux ramassages de graviers… Elle compte… Deux ! Et, autour des vestiges de la villa romaine, parmi les oliviers enfin éclairés du rose des amandiers, elle est aux anges, le visage sans cesse dressé vers le ciel, à la recherche des avions. Elle compte… Deux !

Là, en ce jour d’octobre, j’étais tombé sur une phrase de Cioran, cet incorrigible optimiste : « Ma mission est de tuer le temps et la sienne de me tuer à son tour. On est à l’aise entre assassins. »

En tous cas, une chose est sûre : ce jour-ci et ce jour-là, nous avions dégusté des Bouzigues.

Juin

L’azur règne au-dessus du toit ainsi que Verlaine le chantait. Pourtant, le soleil semble paresseux, levé pied gauche ou mal réveillé. Grincheux, peut-être. Qu’importe ! La maison est fleurie. Des branches de genêt éclaboussent le gris tristounet d’un étain et un gros bouquet d’iris blancs s’épanouit dans un vase vert en faïence. Le silence règne, ses douceurs satinées à mes enclumes, mes osselets. Fidèle parmi les fidèles, ma bougie joue les phares matinaux et, face à moi, l’âtre rougeoie et pétille. La vie va l’amble, loin du venin dardé des vipères et, ma foi, je sais des alexitères.

Plus tard, les pins complices nous verront déguster un chausson à la frita sous un soleil toujours bougon. Puis, l’heure s’avançant, nous toiletterons le jardin, selon le système de la vis sans fin, une occupation éminemment sisyphéenne, avant d’embarquer la chienne vers le grand canal gardé, magnifié, illuminé par la cataracte des genêts en éruption. La chaleur, la solitude, le bruissement soyeux de l’eau fuyant dru vers le Rhône et le frou-frou soudain, quoique éloigné, de l’envol de colverts offusqués.

Juillet

Bouquet de roses du jardin, toujours charmantes dans leur robe un peu froissée d’abandon. Elles délivrent leur parfum capiteux sans nul besoin d’être caressées… jeunes bourgeoises alanguies, tendance perverse, après une méridienne sur un canapé ombreux (il n’est que d’observer le relâchement lascif du pétale.) Elles en profitent, les coquines, pour faire vergogne à une dizaine de roses rouges de fleuriste, plus guindées que douairières à l’heure du thé, aussi odorantes qu’une pizza surgelée.

Août

Avant de mettre en train le festin du jour – des cailles en cocotte –, l’idée m’est venue d’aller saluer les stars du cru, les fontaines du village et donc, bien sûr, la fontaine Cocotte par laquelle je commence mon rallye gourmand. Les cinq fontaines sont les déesses tutélaires du bourg. Il semble qu’on ait nommé « cocotte » la première d’après l’habitude des bambins du village de désigner ainsi le coq républicain dont elle est coiffée. Sa colonne jaillit d’un bassin de pierre sur la jolie place Croix-du-prêche. Après elle, je fais un détour par la Font Vieille qui sourd sous le poilu de bronze avant de passer par la fontaine de la Coquille dont le fronton rappelle que le village est sur le trajet de l’un des chemins de Compostelle. J’irai ensuite à la fontaine des Bormes surmontée de sa sphère de pierre et qui abrite son lavoir désormais paresseux où les rires des lavandières ne sont plus qu’un souvenir, pour terminer par la fontaine Gilouse mussée dans sa verdure.

Quant à mes cailles, après avoir doré en compagnie de lardons de poitrine fumée, elles mijotent à présent dans leur prison de fonte avec des cèpes secs et des olives vertes. Je les ai arrosées avec un fond de bienvenues-bâtard-montrachet. La raison de ce caprice dispendieux ? Le noble flacon était madérisé depuis lurette. Mes bestioles ravies n’y voient pas malice ni le nectar décati.

Septembre

Once upon a time…

Il était une fois un pays de cocagne où le seigneur et maître du comté de Payan pouvait festoyer en pleine nature aussi souvent que bon lui semblait, tel messire Robin en sa profonde forêt de Sherwood. Où les loriots chantaient à perdre haleine tout au long du jour. Où l’eau de la mare limpide qu’il avait fait creuser au bas de sa chaumière enchantée frissonnait sous la brise. Certes, nul autre que le susdit seigneur ne fendait, tel un Tarzan chenu, la ligne mouvante et moirée du flot. En revanche, il pouvait se nourrir au moyen de force grillades, venaisons ou poissons sortant de l’onde… menant ainsi une vie de sybarite, presque retiré du monde, joyeux Vendredi, réplique païenne du saint ermite patron du village.

Une sorte d’Éden en somme, venu du fond des âges. Adam et Ève s’y mouvaient, équanimes et heureux ainsi qu’aux Temps très anciens. Par moments, Adam tendait le bras et soufflait dans son pipeau – un flageolet creusé de ses mains dans une tige de roseau –, quelques notes vite envolées en réponse au chant de l’oiseau. Et il passait, le Temps, insaisissable en son vif sablier.

À on ne sait quelle rumeur dans l’air on devine, on pressent que le moment des nudités qui chantent va bientôt n’être plus. Que les gnards vont reprendre le chemin des écoles aux préaux piailleurs. Il flotte comme un regret ténu de grillades, déjà balancé par le souffle un peu mélancolique d’âtre crépitant, une douleur mal estampillée à peine saupoudrée çà et là.

Octobre

… Encore que les loriots n’y soient plus, ni même le chant de certains de leurs congénères moins prestigieux, gagne-petit de la mélodie sifflée, coryphées faiblards. Demeurent seuls, entrecroisés, le roucoulement des tourterelles, la crécelle énervée d’une pie, le ricanement d’une corneille effrontée. A Dieu vat !

Novembre

… Catalogne

Une anse minimaliste dont la pointe proximale est peuplée de quelques pins parasols, de figuiers de Barbarie (Opuntia ficus indica), d’oliviers ébouriffés et de quelques agaves déplumés. Une vaguelette exténuée vient chatouiller des bois flottés abandonnés par le dernier coup de mer. Sur la grève, une paillote délaissée par les derniers estivants. Deux blocs de pierre pour accueillir nos sandwichs au chorizo et nos verres de vin de rioja sous le soleil revenu. Le bon Dieu envahit nos gargamelles dans ses culottes de velours. Au loin, sous le couvert d’un hallier, un geai se fait la malle en cajolant.

… Alpilles. Deux jours plus tard.

La balade du jour du côté de chez les taureaux, entre montagne et Crau. Les bêtes en livrée d’ébène sont encore dans leur enclos sous une lumière de fin du monde, soleil dardé, nuages de jais encapuchonnant les rocs d’albâtre. Les fauves aux cornes acérées paissent tranquilles l’herbe rare parmi les galettes innombrables de bouses à divers stades de dessiccation. Quelques équilibristes, sur leurs pattes arrière, broutent à même les branches basses des yeuses, vrais hercules de foire.

Comme nous avons dégringolé vers le canal, le lé désert s’offre à nous. Un jeune sanglier mort repose dans le lit tari, sur sa couche de galets blancs. Dormeur du val à la robe ensauvagée de soies fauves et noires.

Décembre

La scène du jour ? Près d’un mas aux murs recouverts de galets de Crau formant des motifs géométriques, les brebis sont installées dans leur pré d’élection, derrière des barrières amovibles aux piquets souples. À notre arrivée, tous les agnelets sont pressés contre leurs mères. Plus tard, lorsque nous repassons, les brebis sont regroupées en un tas informe et grisâtre tandis que les petits, éloignés, forment une flaque étale et bien plus claire. Une cinquantaine ainsi, presque émancipés. Soudain, deux jeunes meneurs cabriolant à qui mieux mieux amènent par défi leurs congénères vers nous avant de faire demi-tour, stupéfaits de leur audace. Ou effrayés par un autre troupeau : le ciel s’est couvert tout à coup et cent et mille étourneaux criailleurs voguent au gré d’on ne sait quelle humeur. Un nuage – plutôt une vague, une sorte de houle lente et mouvante – qui va et vient, noir, frémissant, froufroutant, à ras du sol ou presque. Le flot des Enfers, paisible, erratique, ténébreux.

N’empêche… On s’en est revenus avec un bouquet champêtre que j’ai là, sous mes yeux, dans le petit vase de Moustiers blanc. Foin des tons vifs des saisons précédentes : on est dans les mauves, les roses fanés, les zinzolins. Vesces et gesses, fleurs à papillons.

Et je poursuis en la compagnie familière d’Ovide. Quidquid tentabam dicere versus erat. Tout ce que j’essayais de dire était poésie.