Petit tricot littéraire

Date de publication : 10 juil. 2018 12:23:07

Petit tricot littéraire, un « Michon » à l’endroit

… et un « Gracq » à l’envers.

Ce matin, une tasse de café à la main, le dernier dossier-livres de Libé dans l’autre, je dirige mes pas vers la salle de bains des enfants pour quelques minutes de ces moments que j’aime tant, mi organiques mi cérébraux… Les trois premières pages sont consacrées à Pierre Michon… Je n’avais pas jusqu’alors « percuté », mais tout à coup, dans le texte, c’est lui, c’est bien lui, l’auteur des mythiques « Vies minuscules ». J’étais déjà, samedi, arrivé à dérober dix minutes à l’implacable organisation qu’impose la présence des gamines pour me régaler de l’article consacré à Julien Gracq. Extraits du babil de l’homme du Rivage des Syrtes :

« Je ne suis pas d’une sociabilité illimitée… J’ai toujours eu besoin de solitude voyez-vous… Autrefois, je faisais rire Jünger en lui disant que le mariage ne m’aurait pas déplu si j’avais pu le vivre à mi-temps… »

Et encore.

« Ce qui est intéressant, avec la vieillesse, c’est que le désir s’ajuste miraculeusement aux moyens [il avait déjà découvert cela à la guerre]. On n’éprouve alors que des désirs que la circonstance peut satisfaire… manger, dormir, survivre… Et bien, il se passe la même chose quand on vieillit…»

Deux jours, donc, et deux nuits, avec les jeunes luronnes…

C’est la première fois qu’on garde la petite (Lacan serait content, le texte manuscrit montre le lapsus : j’avais d’abord écrit pépite). Je peux à nouveau me gaver de fêtes intimes, prodigieusement agréables et douces, l’observation avide de ce petit corps endormi – bras et mains en position « candélabre » –, de la confiance miraculeuse qu’on peut lire dans les yeux en venant la chercher au réveil… Ces premiers essais de communication en langage inarticulé alors même qu’elle comprend tout. Cette démarche erratique qui peut s’accélérer pourtant, avec une ponctuation de chutes sur les fesses. Ces premières stations en tête à tête, tous deux assis par terre au soleil, sur le macadam élargi de l’arrivée, où elle ramasse le moindre gravier, le moindre bout de bois, la plus petite monnaie d’échange – un vrai potlatch intergénérationnel – scandé par de vigoureux « tiens ! » et « donne ! »… Moments de bonheur… Les câlins spontanés de l’enfant, qui vous font l’âme suffocante, doivent être un crève-cœur pour l’aînée. On ramène la marmaille dans l’après-midi, après s’être concocté une agape dominicale, deux perdreaux en cocotte, des cèpes poêlés, un Gigondas 93 qui accroche son velours animal au gibier…

… Après le gardiennage, le bûcheronnage… Quand nous arrêtons, repus de courbettes et de courbures, recrus de courbatures, les arbres et arbustes de la zone frétillent d’aise, plus tondus que femmes à la Libération, mais frais comme des Allemands… Je bats le rappel pour une promenade : une presque heure de marche sur le sentier des Glauges, où les vignes ont revêtu leur livrée automnale qui me transporte toujours à la même époque gersoise. Je prenais le Beretta et m’en allais faire péter quelques grives dans la vignette derrière la maison de la pharmacienne… Une petite butte qui se poussait du col au-dessus du village… Leur poitrail blanc ensanglanté tacheté de larmes noires et grises.

Le soir, je me repais d’un mano a mano béat avec Danse avec les loups … La superbe scène de l’attaque des Sioux par les méchants Pawnees en peinture de guerre… Avec la main dans celle, amicale, de Rimbaud.

« .. Des Peaux-Rouges criards les avaient pris pour cible

Les ayant cloués nus aux poteaux de couleur »

Je retourne à mon Supplément-Livres et J.B Harang, phénix des critiques littéraires.

« Voilà pourquoi nous lisons Michon, voilà pourquoi il importe peu de savoir de quoi il parle, nous le lisons pour l’énergie intime de sa langue, parce que sa musique vient du corps, écrire est un exercice physique, jubilatoire, qui ne peut être tenu hors la grâce, il faut pourtant entretenir le muscle, la langue de Michon est du pur langage, de la prosodie, on sait qu’il écrit en rythme, laisse des blancs d’iambe ou de dactyle lorsque le mot scandé fait défaut, il ne fait pas défaut longtemps, il suffit de se colleter, c’est à dire prendre la langue au col comme un voyou et le mot descend, à sa place. Comme dit Michon : le langage est un ennemi loyal ».

Et toujours, je crois, dans la conversation avec Julien Gracq, cet aphorisme latin :

Ducunt volontem fata, nolentem trahunt

Le destin conduit ceux qui le veulent et tire les autres…

(mi-octobre 2002)