2015-03-AU hasard de Lazare

Date de publication : 5 mars 2015 18:16:12

Au hasard de Lazare

… L’échalas, comme son nom ne l’indique pas, est un tuteur. Le mot, rencontré comme souvent au hasard déjà d’une grille, m’aura amusé un bon moment. Mes chers juges de paix déployés vite fait le révèlent : n.m (Escalas, 12ème siècle ; altération d’après « échelle » de charas, lat. pop. caracium, du grec kharas « pieu »). En souvenir du pieu grec, il subsiste encore une forme régionale et dialectale « charasse » laquelle a sans doute – mais c’est une opinion personnelle – enfanté le patronyme du sénateur du Puy-de-Dôme et ex-séide mitterrandien, un nom largement antonyme de l’aspect rebondi et courtement replet (ah ! ses belles bretelles et ses gros havanes) de l’ancien spécialiste en coups fourrés, basses besognes et louches officines…

« Pour ce que en icelles vignes fallait mettre et employer lors environ dix javelles [« tas, fagot de sarments », du gaulois gabella] d’eschalas ». du Cange

J’ai découvert un peu par hasard un site proposant beaucoup plus de photos des écoles et lycées d’Alger que celui déjà utilisé : si je n’y trouve pas ce que j’espérais (ma classe de 4ème et celle de 3ème) j’ai le plaisir de tomber sur celle où pose le personnel enseignant, Depasse – le prof de lettres de 4ème , ce petit nabot dont le bas du cartable touchait terre – à côté de Mr Noël, le bon géant prof d’histoire. Et Soléri, le prof de philo amoureux de Kierkegaard ; et Mme Beaufrère, la prof d’anglais aux yeux violets qui, pour la première fois, m’aura permis de jouer les Prince Charmant ; et, très élégants, Puccinelli le « surgé » - loden et chapeau à la main – aux côtés de l’abominable Thibault-Chambault le « dirlo » arborant sa sempiternelle pochette blanche à son costume croisé. Et Mme Masse, la prof de physique-chimie de terminale. La veille, j’avais tiré sur papier ma classe de CE1, institutrice Mme Ambroise, la première à m’accueillir en primaire, le CP sauté puisque je savais lire et écrire en arrivant de Mostaganem. On y reconnaît bien mon visage lisse d’enfant encore sage et mon regard noyé de myope ; avisant l’année inscrite sur l’ardoise posée au premier-plan : 1948… et merdre ! Soixante ans ont passé !

Jacota est parvenue – ce qui n’est pas un mince exploit – à retenir son Elizabeth de sœur, qui comptait partir, aux aubes quasi, de ce Lundi ( mais on sait désormais l’incurable propension des gens à ne se déplacer que lors des week-end et à réintégrer leurs pénates aux derniers rayons du soleil dominical, fussent-ils retraités depuis dix ans). Elle s’est rendue aux arguments de sa cadette et pourra ainsi goûter le rognon de veau à la Bernie, elle qui nous narrait avant-hier, pendant la balade asymptotique au grand canal de la Crau, ceux qu’elle concoctait alors pour son Georges, à Barcelone – cette époque finalement assez courte de sa vie (avec aussi la mexicaine) semblant avoir été un Himalaya de félicités conjugales – mais sans pouvoir se souvenir de l’espèce animale ayant fourni les rognons ( je dirais, moi, de génisse) et qu’elle faisait, selon une recette délivrée par le boucher contigu au Corte Inglès, préalablement tremper dans du lait, puis qu’elle pelait pour en ôter la fine aponévrose, passait dans la farine, sautait à feu vif avant de les flamber au cognac espagnol… bien entendu, je resterai fidèle à la mienne, simplissime mais éprouvée, les délicieux et croquants abats juste déglacés, hors du feu, au vinaigre de Modène, tandis que J., de son côté, nous a confectionné une petite purée moitié pommes de terre et moitié carottes qui effleure, touche, caresse les hauteurs a priori inaccessibles du divin.

… C’est en rongeant à l’os le Cahier-Livres de Libé devenu minimaliste jusqu’à la caricature que je suis tombé sur un article « Esprit dérangé » qui résume le bouquin « Montaigne. Des règles pour l’esprit », de Bernard Sève (un spécialiste des Essais) publié aux PUF. On peut y faire une lecture buissonnière des phrases que le bon Michel – il écrivait un peu comme Bernie (pour le factuel bien sûr, pas la profondeur) : seul le prénom nous est commun – « à saut et à gambades » et « en gaillardes escapades ». Lui qui disait, en ouverture, justement, des Essais :

« Ainsi, lecteur, je suis moi-même la matière de mon livre : ce n’est pas raison que tu emploies ton loisir en un sujet si frivole et vain. Adieu donc ».

Mis en appétit et me baladant incontinent dans cette Bible qu’est le Laffont-Bompiani, j’apprendrai (c’est fait pour) que son papa avait épousé une demoiselle Antoinette de Louppes, riche héritière d’israélites aragonais, les Lopez. Francisez, et anoblissez vos patronymes, il en restera toujours quelque chose… Ainsi, avec Proust, un de nos phares littéraires était à demi juif !

Mon canard expédié, je m’en vais planter mes vivaces. Et désherber. Avant d’accorder à mon accorte personne une bronzette torsepoil, la première de l’année : c’est doux ! Et une promenade au gré des berges avec ma noiraude : c’est redoux !

Depuis quelques jours, nous en prenons « plein la gueule » suivant l’expression consacrée.

Les choses ont débuté par un film, ce récent Jacquou-le-croquant – remake d’une série télévisée ancienne de l’époque ORTF. Les traits d’une très vieille grand-mère nous rappellent vaguement quelqu’un, avec une persistance dont la prégnance nous tarabuste quelque peu sans que, malgré nos efforts que nous conjuguons, le patronyme de l’abuela se fraie un passage à travers nos neurones engourdis. Et il faudra attendre le générique pour nous laisser découvrir l’ampleur du désastre : cette actrice blonde et toujours pétulante de nos vertes années, affublée d’un zeste d’accent tudesque : bon sang mais c’est bien sûr ! Dora Doll… on vérifie, putain, n’en croyant rien : 82 ans aux myrtilles !

Le lendemain, la nécro du journal parisien me l’apprend mais j’ai un mal fou à en croire mes yeux : Alain Gottvalès, le nageur prodige – premier humain à descendre sous les 53 secondes au 100m – le pied-noir mythique qui rendit un peu de fierté aux rats mal triés que nous étions alors, le play-boy des plages et des piscines olympiques… enfumé le bel Alain ! 65 ans !

Pour terminer en beauté (lapsus : j’écrivais embaumé) on nous apprend hier au tournoi la mort de Thierry, ce jeune (par rapport à la moyenne d’âge ambiante) joueur salonais de nos débuts, propriétaire-barman de la buvette, qui – quoique de toute première force – était un des rares joueurs sympathiques du lieu, promenant un sourire mélancolique et las, complétant une table sans abandonner son comptoir, vous expliquant avec douceur et clarté par où vous aviez péché et seul joueur à avoir, vissée dans un lambris, une plaque commémorant un fabuleux 82% lors d’un tournoi qu’il remporta avec comme partenaire le sénateur Carcassonne.

L’achivé l’a achevé.

La lecture en cours des « Chutes » de Joyce Carol Oates, écrivain américain. Le régal, toujours renouvelé, de baigner à nouveau dans mon nirvana, ce point nodal absolu, les Grands Lacs canadiens. Après les sempiternels lacs Supérieur et Michigan (un peu moins le lac Huron) si souvent parcourus en compagnie de Jim Harrison, j’ai le bonheur de découvrir plus avant l’Erié et l’Ontario puisque le roman se déroule à Niagara Falls, et que les chutes sont le point de contact entre les deux nappes d’eau. Plaisir d’une balade en yacht sur le canal avant de pénétrer dans le lac Erié… plaisir de découvrir l’Etat de New-York – celui de la sénatrice Hillary – en faisant la route entre Buffalo (la métropole des bords de l’Erié) et Albany (la capitale de l’Etat) qui passe par Syracuse…

Et de suçoter en gourmand les noms indiens de villes et de villages, Cheektowaga et Mississauga, ou des rivières, la Mohawk ou la Susquehanna, et encore des réserves indiennes : Tonawanda Indian Reserv, Catterangus Indian Reserv…

En ce début Mars l’ARPV se fait rare : -1° hier matin. On finit la matinée en lisant, qui son Libé, qui son hebdo au coin du feu. Avec le mistral tempétueux la cheminée ronfle mieux qu’un sonneur et j’ai enfourné dans l’âtre deux énormes bûches de pin ancestrales réputées non brûlables : après les fausses délices printanières, nous voici obligés d’hiberner en frileux ursidés. D’ailleurs, dans l’après-midi, J. nous dégottera un petit film comme elle en a le secret, une de ces pantalonnades franchouillardes des années 30 (1937 exactement) mais avec Jules Berry, mais avec Fernandel et Carette, et surtout avec Raimu… et toujours cette sensation un peu grisante d’être au cinoche avec Marguerite, à se délecter du cabotinage du cher Jules Muraire, vraiment impayable, tour à tour violent, taquin, cauteleux, sinistre ou rigolard… soulevant sans cesse son chapeau melon mais avec des nuances infimes, selon l’importance donnée à la personne saluée – en touchant simplement le bord, le reculant d’un millimètre sur la nuque, le soulevant d’un centimètre pour donner le bonjour à un égal (Fernandel et lui sont serveurs dans un bistrot marseillais) ou de dix centimètres pour honorer un producteur de cinéma.

Au milieu de ces folles péripéties, le marché m’aura vu ramener un large buisson d’écrevisses et de mahousses calamars, la sempiternelle douzaine de grosses Bouzigues et de sauvages crevettes roses. Miracle ! Le retour des asperges : des belles, des pointes, des vertes ; lesquelles me font toucher du doigt – et bientôt des lèvres – qu’un carat s’est rajouté au collier déjà florissant que je porte et devenu carcan puisque nous ne sommes plus qu’à la distance d’un crachat de mon sixty six, misère, misère ! Encore que je n’aie point à me plaindre : le beau Lazare est au tombeau, Ponticelli n’est plus. Le der des der de la Der des Der… la fin du terrible suspense initié voilà quelques années, quand il en restait encore six ou sept, déja fortement centenaires.

D’où l’hommage…

Que mon lecteur patient veuille bien me suivre, donc, et cheminer en ma compagnie au long du jeu de piste qui, de Lazare en lazaret, de lazaret en lépreux, et de lépreux en preux, ce Lazare justement, Ponticelli.

Mon titre le proclame – le hurle en silence, à ma manière dissimulée : il existe une connivence, une parenté qui n’est pas que le fait d’une assonance, d’une proximité pas simplement paronymique entre “hasard” et “Lazare”. Me faut-il rappeler que “hasard” est arabe ? Que az-zhar « jeu de dé » nous est parvenu de l’espagnol azar et que zahr, en arabe veut dire « fleur » - initialement, les dés portaient une fleur sur une de leur faces ? (le “h” de notre hasard vient de ce qu’on avait coutume d’affubler d’un “h” les mots à initiale vocalique d’origine étrangère). Lazare, lui, correspond à l’anthroponyme latin « Lazarus » d’origine biblique, de l’hébreu ‘el ‘azar « Dieu a aidé ». Deux Lazare sont célèbres dans les saintes Ecritures, l’un est le nom porté par le mort, frère de Marthe et de Marie, qui dans l’Evangile fut ressuscité par Jésus-Christ, l’autre est celui du pauvre couvert d’ulcères (NDR : on va les retrouver sans cesse au fil de l’histoire) qui implorait en vain la pitié du mauvais riche ; et lorsqu’ils furent morts tous les deux, Lazare était dans le sein d’Abraham, et le mauvais riche dans les enfers, l’implorant vainement à son tour.

On peut noter que l’Ordre des chevaliers de Saint-Lazare était un ordre militaire créé en Terre Sainte au temps des Croisades, chargé de recevoir les pèlerins dans des maisons bâties à cette fin puis de les conduire par les chemins en les défendant contre les mahométans. Vers 1570, une fois les Croisés démobilisés, il fut reconverti et spécialisé dans la lutte contre les protestants.

D’après une antique tradition, Lazare – après sa résurrection – serait allé avec ses deux sœurs aborder en Provence, où il serait devenu évêque de Marseille.

Le mot « lazaret » est un emprunt à l’italien lazaretto « lieu de quarantaine pour les malades atteints de maladies contagieuses (peste, typhus, choléra) ou incurables (lèpre) ; c’est la corruption, sous l’influence de « Santo Lazzaro », patron des lépreux (NDR : nous y voilà), de Santa Maria di Nazaret, une île vénitienne où l’on mettait en quarantaine les malades contagieux de retour de Terre sainte.

« ladre » (anc. lazre) est l’ancien lépreux. Le mot ne subsiste plus qu’en médecine vétérinaire : un porc ladre est un cochon atteint par une maladie parasitaire répondant au nom barbare de cysticercose causée par un Ténia et qui provoque des abcès cutanés pouvant dégénérer en tumeurs bénignes. Il a pris le sens (si l’on ose dire) d’ « insensible » par allusion à l’insensibilité dermique prêtée aux lépreux, avant d’avoir son sens “moderne” d’avare à cause de l’indifférence des nantis à la misère des autres.

Pour être complet (c’est là mon moindre défaut), en manière de pied de nez à la gravité de mon sujet, je me dois de signaler l’incroyable patronyme de mon cher boucher, celui qui m’a fourni, durant deux décennies au moins de marchés réguliers, des gibiers aussi nombreux que variés, faisans, colverts ou sarcelles, cuissots de biches ou de sanglier, et surtout perdreaux propres à communier sous les espèces avec mon vieux papa. Mon boucher s’appelait Alazard.

Lazare Ponticelli n’aura survécu que deux mois pile à son dernier rival, Louis de Cazeneuve mort lui aussi à 110 ans. Une précision néanmoins : si notre Lazare national aura été le dernier “poilu” survivant, si le dernier combattant “boche” aura lâché la rampe à l’aube de cette année, il reste encore de par le monde huit “faux poilus”, un bric à brac de trois anglais, deux italiens, un américain, un hongrois et jusqu’à un turc !

Quel incroyable destin que celui de ce petit rital quittant, seul, l’Italie à neuf ans pour fuir un pays où règnait la misère au moins autant que la famille de Savoie. Lorsque la guerre éclate – il a 17 ans – il s’engage « pour faire comme les copains » dans la Légion étrangère et part guerroyer dans l’Argonne. Puis, en 1915, son ancienne patrie une fois entrée en guerre aux côtés des Alliés, la Légion le restitue à l’Italie où il va combattre dans les chasseurs alpins transalpins contre les Autrichiens. Ni les Allemands ni les Austro-hongrois n’ayant eu sa peau, notre beau légionnaire reviendra à Paris, mais il lui faudra attendre la guerre suivante, en 39, pour devenir officiellement français.

Cent dix balais ! Comme si mon père avait vécu deux vies…

A la fin de cet obit, une pensée émue pour nos poilus des deux familles, l’oncle Morris chez nous et l’oncle Elie chez les cévenols (morts sur le front voilà plus de quatre-vingt dix ans…) et mon bon Léon, l’ancien de Salonique.