2016-06-Girations et piano-jazz
Date de publication : 4 juin 2016 06:29:45
Girations et piano-jazz
La balade du jour, dextrogyre. Nous grimpons la colline entre 17h et 18h avant d’en redescendre par le même chemin et rentrer en suivant le Batuna.
Dextrogyre ? Le mot et son alter ego, lévogyre, désigne en utilisant un jargon scientifique, la direction droite ou gauche que nous prenons, sitôt le chemin des Arènes traversé, une fois que nous butons sur le grand canal, l’axe de cette boussole improvisée étant le petit pont de pierre qui l’enjambe. Ils décrivent la propriété qu’ont certaines molécules de dévier à droite ou à gauche le plan de la lumière polarisée : ainsi le glucose et le lévulose, strictement identiques au niveau de leur composition atomique ne se différencient-ils que par ce phénomène, l’un – le glucose – étant dextrogyre quand le lévulose, lui, est lévogyre. Ce sont des isomères énantiomorphes.
Je racontais (dans Autoportraits) comment la recherche de Ganymède m’avait rajeuni en me faisant tomber par proximité sur le Gaïac, un arbre au bois très dur originaire d’Amérique du Sud. Dans la foulée, j’avais aussi joué avec « gecko », découvrant même à son sujet la solution d’une énigme puisque je venais d’entendre une amie narrer à Julie avoir trouvé un gecko mais que, l’ayant pris dans sa main, elle l’avait brutalement relâché après que la bête ait poussé un cri bref et strident : oui, les tarentes crient et c’est même ce pourquoi on leur a donné, en Orient et par onomatopée, ce nom de gecko.
Et pour en finir avec Ganymède, il m’a bien fallu battre ma coulpe, m’étant un peu mélangé les pinceaux avec les tropes, confondant – j’en suis resté confondu – l’antonomase et l’antonymie… Car, si le premier désigne le procédé par lequel on remplace un nom commun ou une périphrase par un nom propre – et réciproquement – (ainsi, un « Aristarque » [de Samothrace] pour un « critique », certes éclairé mais sévère, ou « l’Apôtre des Gentils » pour Saint Paul), le second marque la figure de style consistant à accoler deux mots de sens contraire : « un honnête fripon », voire « clair-obscur ». Encore que Ganymède m’était venu spontanément en lisant Les Bienveillantes, ce titre sibyllin du pavé scandaleux de Jonathan Littell, les Bienveillantes étant le qualificatif faussement louangeur des Euménides – trois créatures terrifiantes de la mythologie grecque, chargées par les Dieux de traquer et punir les criminels – sans doute par goût de l’euphémisme mais, plus sûrement de l’antinomie, ce “truc” langagier consistant à désigner quelque chose par son contraire (les Euménides – Mégère, Alecto et Tisiphone – finiront néanmoins par acquitter Oreste, pourtant coupable du meurtre de sa mère, Clytemnestre).
Le Libé/Livres, qui traînaille pourtant depuis une semaine sur le plateau en laque de la table du salon, m’aura fait découvrir un frère de lettres. Deux colonnes de Claire Devarrieux sur un écrivain américain né en 1956, David Sedaris. Il utilise ma technique : « J’écris tout dans un carnet, puis je reporte mes notes dans mon Journal, chaque matin, manière de se mettre en route. Rien n’est réel tant que ce n’est pas écrit […] Je tiens mon Journal depuis trente deux ans. Un par saison, quatre tomes par an, où je mets des photos ».
Il découpe des tableaux qu’il aime pour s’en servir de reliure, quand je mets, moi, des photos en 2ème de couverture…
Baie vitrée grande ouverte, petit matin. Le trille, à vous serrer la gorge, d’un loriot, ses roucoulades effrénées. Nul bruit de nature à troubler le chant divin. Seule la ligne rousse d’un écureuil cavale et bondit entre deux pins. J’abandonne le “Chahine” pour aller entrer les corrections de deux textes en cours, abandonnés depuis plusieurs jours, histoire de pouvoir me lancer dans quelque chose de neuf. Il ne faut pas laisser trop longtemps les écritures en souffrance, on risque de s’habituer à la leur, de les laisser tomber, crever peut-être, à petit feu… Après quoi, une descente en ville, au rythme du fabuleux clavier de Memphis Slim. Le nouveau petit bolide gris bleu est un joujou de rêve… mon petit marché des Bressons bien tranquille : j’atterris sur un cœur de céleri d’un jaune à vous fendre l’âme, spécialement conçu pour balayer une anchoïade… puis vais tenter ma chance rue Kennedy, une librairie où je ne m’arrête plus aussi souvent qu’il fut un temps, à l’ambiance toute différente, à laquelle il m’est difficile de m’habituer : l’absence désormais du libraire bougon et solitaire clopant comme un damné, Stromboli miniature derrière son écran d’ordinateur, les rangées de Folio Policier s’amenuisant avec mon aide et ma constance, transformant les étagères des bibliothèques de la maison en annexe de la Série Noire… Mes repères y datent du milieu des années 70, le début de la phagocytose des clubs littéraires par France-Loisirs… Vae victis…
J’y trouve néanmoins mon bonheur – un Folio noir justement, un Rankin jamais lu. Tope là, beau militaire. Regagnant le pied de l’Alpille avec les sonorités cascadantes du piano de Fats Waller. Ain’t misbehavin’…
Mon fils aîné au bigo. Très prolixe avec sa mère – mais c’est un pont aux ânes tant la prolixité lui est consubstantielle – qui me le passera quelques instants. Il interviewe son père au sujet des derniers dégâts oculaires, rien de profond donc, mais ça fait plaisir, c’est doux d’entendre sa voix suave, malgré la nuance ténue de figure imposée comme on dit à la danse. Par ce dimanche caniculaire, j’allonge les courses traditionnelles par un saut de bord de route vu que nous manquons de tomates mûres pour un éventuel taboulé (j’y ajoute malicieusement trois avocats dont Julie m’a confié avoir une envie pressante de quasi-femme enceinte). A nouveau en la compagnie de Memphis Slim, de la vision de ses longs doigts spatulés et du souvenir de sa découverte, débuts années 60, par l’entremise de Jean-Marie “Coco” Lux. Il égrène ses arpèges tout en chantant de sa voix pleurnicharde de bluesman. Comme Jacote s’est lancée illico et ipso facto dans la confection de son taboulé, la corvée de braise sautera puisqu’elle a sorti la dernière douzaine de Saint-Jacques. La chaleur est déjà si vertébrée qu’on va manger inside, comme en plein été, sur la table de ferme, en amoureux face à face, au-dessus des assiettes Hansi (des amoureux Hansi ?).
Les Saint-Jacques ? J’ai varié les plaisirs, interrompant une longue suite de coquillages recouverts de chapelure et passés au gril, me décidant pour une nage. Elles cuisent dans leur eau et je n’ai plus qu’à les poêler avec une noix de beurre et une persillade. Les mutines disparaissent comme par enchantement.
Rien à dire : le passage – une seule lettre de différence, la première, entre passage et massage – entre Trompe la mort de Lawrence Block et Le carnet noir d’Ian Rankin s’est idéalement passé. La preuve ? Le premier, l’américain, page 346 :
« La pression. Il est sous pression et a besoin de se défouler […] Le salon de massage se trouve dans Amsterdam Avenue, un étage au-dessus de la pièce où officient les manucures ». On est à NYC. (New York)
Le second, l’Ecossais, page 23 : « Le vendredi, après le boulot, il décida d’aller se faire masser […] Arrêtant là ses libations, il se rendit chez Jee O, enseigne que l’Organiste avait donnée à son commerce […] Il ne supportait pas d’entendre blasphémer sur sa table de massage ». On est à Edimbourg.
Une de mes vieilles bridgeuses m’a glissé dans le creux de l’oreille, l’idée de faire ôter le verre gauche de mes lunettes de vue. Un saut en ville depuis la place du marché et, soixante secondes après, c’est gagné ! Je regagne souplement, d’une démarche que j’ai la faiblesse de juger féline, mon mignon destrier gris foncé. Toujours Fats Waller. You’re not the only oyster in the stew. Tu n’es pas la seule huître dans le ragoût … Bon ! Pénates regagnées, je m’occupe à ôter, de mes calamars l’encre – en fait, des petites seiches, mais alors une bonne vingtaine –. Un vrai labeur d’écrivain, les malignes en ont plus que la contenance de mon stylo !
A propos… les volets d’origine de mon bureau sont passés à la trappe, remplacés par un volet roulant. Une pièce à écrire vraiment nickel… toutes les commodités possibles… ne manquent plus que des chiottes !
… Et un drôle de rendez-vous capillaire chez Véronique, ma petite coiffeuse. Le jour exact de mon sixty seven… Un salon dont je ressors tout à fait déchenutisé , le chef déblanchi total. Et, comme j’ai eu le temps de parcourir Libé – tout en voyant, pour la première fois de ma vie, les gestes adroits d’un merlan, ses mains qui volètent autour de ma chevelure – il m’est loisible de déguster en couple les viennoiseries anniversaires que j’ai ramenées, deux mini-croissants for me (mais vraiment formidables) et une brioche au sucre pour ma Julie… Plus tard – après l’énorme loup au court-bouillon et la rouille de champagne Henriot – l’après-midi nous verra, en tenue adamique, profiter du gazon avec, pour moi, la compagnie des Bienveillantes, les corps nus alanguis provençaux versus les corps nus et suppliciés des Juifs ukrainiens abattus par les Einsatzcommandos.
Le ciel ? D’azur. De vent ? Point. Ou à peine une brise, une haleine, un soupir. De déplaisir ? Aucun…
Un coup d’œil jeté sur le “Chahine” d’il y a une décennie… Une époque où ça tanguait fort du côté des Cévennes : PB, allée en compagnie de sa mère au cimetière du Chambon sur la tombe d’Henri… Ces dames dédaignèrent de “monter” chez l’autre sœur où pourtant elles étaient priées. Suprême injure, crachat à la face des Convenances.
La même a amené à sa jeune sœur les trois feuillets d’une généalogie établie par Alfred, le frère d’Henri. On y voit clairement comment le plus jeune oncle de mon beau-père, s’étant établi à Philippeville puis à Alger en 1901, avait créé une entreprise de commerce de vins à Belcourt, à deux pas donc, de chez nous. C’est rigolo quand on y pense : j’aurais pu tomber, en ces temps coloniaux, sur une petite cousine de la Julie…
Et dans le petit bolide gris, Earl Hines, le troisième compère, au clavier : ça swingue ! Mahogany hall stomp… Suivi de I can’t give you anything but love.