2016-01-Févriers

Date de publication : 10 févr. 2016 11:04:53

Févriers

… Un titre qui, déjà, m’aura imposé une recherche scrupuleuse sur la provenance de ce mot dans cent dictionnaires et la Toile, et que décrit mieux son nom anglais, February.

Si les Romains nous ont légué les noms de leurs Dieux, de leurs empereurs ou, plus simplement, pour un tiers d’entre eux, la position des mois dans leur calendrier, ils se sont sentis dans l’obligation de rendre hommage à leurs prédécesseurs, les Etrusques, pour nommer le dernier mois de leur calendrier (puisque l’année commençait pour eux en mars) en célébrant Februa, le dieu étrusque de la mort et des purifications. Le culte des morts n’aura mérité que le mois le plus court, et seul ajustable au gré des nécessités et vicissitudes astrales. Rien à voir avec la fièvre (le febris latin et ses fébricitants) qui, au départ, me semblait logique, abusé que j’étais par les purifications. Le dicton du jour ?

« Février est de tous les mois

Le plus court et le moins courtois »

On publiait une “nécro” de Dina Vierny, morte deux jours auparavant, à l’âge respectable de 89 ans. C’était la muse, le modèle, et la maîtresse du sculpteur Maillol. A l’appui de l’article, une photo – c’est Gérard Lefort qui le dit dans son “Regardez voir” du samedi - « l’image est parue dans un format minuscule » - pour le déplorer tout comme moi (l’exiguïté du cliché m’empêchant de procéder à son agrandissement). Heureusement, mon maître es commentaires-photos l’exhibe à un format normal qui semble répondre à mon attente. La muse, qui a connu le sculpteur à 15 ans (il en avait alors 73…), en a là 24. La photo a été prise en janvier 1944 ; sa jeunesse exacerbée flamboie au premier plan, son visage appuyé contre l’épaule du vieillard au béret et à la barbe fleurie. Il mourra dans huit mois.

Dix-huit statues à la gloire de ses juvéniles rotondités ornent depuis bientôt un demi-siècle – et pour l’éternité ? – les jardins du Carrousel, aux Tuileries.

… mon dimanche a débuté sous les plaisants auspices d’un soleil mutin qui, une fois qu’il a sauté par dessus les “Barres” de Lamanon, s’empresse d’illuminer de son pinceau fouailleur ce qui passe à sa portée sous les grands pins. Deux bonnes heures devant moi en la seule compagnie de ma grosse muette confite en sa négritude avant que les deux sœurs ne se manifestent. Seul le moment de la douche me causera quelques émois, inquiétudes ou angoisses, entendant des bruits suspects de tuyauterie – c’est la règle absolue, les invités tirent toujours de l’eau durant les deux seules minutes où je suis sous l’arrosoir –. Plus de peur que de mal, je m’en sors indemne, ni glacé ni ébouillanté, avec en prime le charmant spectacle de mes deux nénettes, la chienne vautrée de tout son long contre le corps de sa patronne, plus immobile que le Sphynx, fors le bout de la queue qui tapote…

*

Ma récente commande vinicole et bordelaise partiellement livrée, j’ai sélectionné un Premières Côtes de Blaye pour accompagner un gros poulet rôti, ce qui m’a paru amplement suffisant pour certain gosier rebelle au beau… Et je pourrai vérifier une fois encore la pérennité de ce tic familial et inter-générationnel dont la persistance me rend encore, toutes proportions gardées, à demi hystérique après tout ce temps : voyez cette bouteille de vin sur la table… Jusque là tout baigne… le, la, les invité(e,s) n’ont pas encore versé d’eau sacrilège dans le cru – bourgeois ou classé. On me suit avec attention ? Une seul flacon sur la nappe d’apparat, on a dit par hypothèse, Listrac mignon ou noble Pauillac, racé Saint-Estèphe, attendrissant Margaux, voire Saint-Julien de derrière les fagots… le nectar est servi, on le boit, on l’a bu, sans commentaires évidemment. Une fois le verre vidé, le, la, les personne(s) désirent faire rebelote, avec cette précision incroyable et superfétatoire (apparentée à la couleur très incontournable du cheval blanc d’Henri IV)

– Donne-moi un peu de vin rouge.

Rétrogradant illico votre merveille aux abysses du Margnat-Villages ou d’un Côtes-du-Rhône de comptoir du type “Vieux Papes”.

Dans le même ordre d’idées (la sphère culinaire) que l’on pourra juger, peut-être à bon droit, très matérialiste et qui me paraît pourtant quasi métaphysique, j’allais oublier les radis. On sait sans doute ma passion très ancienne et fortement ancrée dans ma libido légumière pour les radis du dimanche, la délicate petite racine potagère allongée, décorée à l’éplucheur économe au moyen de deux ou trois bandes blanches longitudinales puis ciselée par deux entailles perpendiculaires afin de lui donner un air de fête avant de la déposer avec ses semblables dans un ravier de faïence ou de porcelaine. Ce jour-là, j’avais cédé à ma seconde flamme radiculaire, les radis ronds, souvent dénommés radis-cerise et cette fois, encore plus petits qu’à l’accoutumée, guère plus gros qu’un gros grain de raisin muscat. La modestie de ces bestioles m’avait conduit à les présenter sans leur décoration habituelle ni la coupelle de beurre traditionnelle. Un beurre que la tierce personne s’en va quérir – sans omettre l’explication inutile de son aller-retour. Peu après, me tournant alors à demi vers ma voisine de banc, une scène vraiment picrocholine se dévoile à mes yeux ébahis, un gag en somme, d’une fantaisie débridée : la dame a partagé en deux ses radis, tous ses minuscules radis ronds – et j’avais enregistré machinalement, sans décrypter la signification du bruit répétitif, un clic clic clic sur mon flanc gauche – en petites demi-sphères minimalistes avant de les prendre en main une à une, de les beurrer consciencieusement pour enfin les ingérer.

Mais comment peut-on être si Persan ?

La balade du jour ? Encore et toujours le canal dit “de Fifine” cette fois par le côté manade Agu malgré les flaques accumulées par les dernières pluies sur les endroits argileux. Un temps magnifique : on marche sous le safre immaculé - depuis la veille, à cause d’une définition piégeuse dans une grille, j’ai enrichi mon vocabulaire : ce safre que je croyais exclusivement réservé à la pierre [cf. “pierre de safre”, locution provençale que nul dictionnaire ne semble connaître] et dont j’apprends que, proche cousin du saphir, il est utilisé en langage poétique pour désigner l’azur. Sans me douter encore que je retrouverai très vite, dans le dernier Magnan, mon safre provençal.

« Le château trapu était accroupi sur ses douves symboliques […] Il était noir. Il avait été d’un beau jaune d’or quand on avait extrait du socle de la colline les blocs de safre dont il était construit à l’économie. Le safre abondait. La pierre était rare. On avait réservé celle-ci aux assises des remparts ».

*

Mes délires matinaux stoppés net par l’enfant qui escalade l’échafaudage conçu par sa mamie à l’aide de l’un des deux Dagobert, un barrage anti-débordements canins éventuels nocturnes. On l’installe devant sa chaîne favorite et ses dessins animés plus ou moins japonais, bien emboîtée dans sa grosse noiraude sur le canapé. C’est pour moi le moment de faire “fissa” : une matinée de courses salonaises m’attend. Après la douceur océane au cours de la balade de la veille – un AR vers les Glauges, le long des canaux, parmi les sentiers détrempés par les pluies diluviennes –, je dégage habillé citadin, jean marron et chemise itou, le tout éclairé par une ancestrale cravate Dior, années 70, sobre et mordorée. Veste jaune sable. Premier arrêt ( un arrêt-buffet) au petit marché des Bressons, avec moult allées-venues entre les étals et la Grenouille vu que j’exécute sans filet ces figures imposées. J’ai le temps de m’apercevoir que ça caille bien plus que prévu. "En février ne te découvre pas plus qu’en janvier", aurait dit Lucie… Le mistral annonce sa prochaine arrivée en trombe en chuchotant à peine son haleine déjà glaciale. Pauvre gland ! Moi qui n’ai, pour me réchauffer, que cette bonne vieille méthode Coué qui protège moins qu’un bon Thermolactyl ! Encore heureux que la suite des opérations - des sortes de coups de mains effectués comme un para-commando sur plusieurs sites urbains, la voiture crachée à l’arrache devant l’objectif, suivis de démarrages en voltige - ait le mérite de me fouetter les sangs. Au retour, les trois filles viennent m’accueillir sur le gravier, m’aidant à débarrasser l’anoure de ses trésors maraîchers. Vite un “taf” que diable ! Un godet !

Les minutes suivantes me verront préparer un bon gros dos de lieu, aussi confortable, dodu et moelleux qu’un siège de salon, avant que de l’expédier, sur son lit de rondelles de citron, tomates et oignons, au micro-ondes. Ça, une salade tiède de pommes-harengs à l’huile et la douzaine d’huîtres en partage : que du bonheur !

Le lendemain, c’est dimanche. Chose promise, chose due : on file, ma pépette et moi, pour les emplettes dominicales en compagnie de l’Innocente (on apprendra dans quelques jours de la bouche même de von Paulus – un expert régional s’il en est - que la petite ville d’Aniane, dont Lucy est originaire, est connue pour abriter un couvent des Innocents créé par Saint Benoît). Dès le monument aux Morts, laissant la Grenouille à la garde vigilante du noir cerbère, on s’en va dévaliser la boulangerie, ses pains, ses gâteaux de soirée, avant de poursuivre jusqu’au Tabac, où, outre mon cher JDD, je me sens tenu d’offrir à ma chérie un petit cadeau – deux illustrés avec jeux, une formule tout-en-un, à un prix promotionnel quoique prohibitif. Oh con… on n’en est plus à l’Oncle Picsou!

Comme j’ai pris soin avant le départ d’éplucher les légumes qui vont escorter nos deux côtes de veau, carottes, navets, chou-fleur, je puis ainsi me consacrer à ma friandise « spécial Jour du Seigneur » dans l’attente de celle, plus coruscante, du Paris-Brest. Un laps de temps mis à profit par la gamine pour dresser la table entre deux époumonages au « bouffadou ». Sur la nappe, une bouteille oubliée en cave : le dernier Troplong-Mondot 92 (on se souvient peut-être que je débouchais la première tandis que nous apprenions le décès d’Henri). Mazette !

Après la demi-heure rituelle de récupération (de distillation ?), retour vers les nénettes confites en leurs canapés. On tentera bien une sortie aux fins d’aérer la gent canine dans l’énorme confusion provoquée par l’aquilon. Un peu à l’écart, alors que je note en jardinier modèle et attentionné les progrès éventuels de la végétation, il me semble bien entendre des bouffées de sons en provenance du portail. Des lambeaux de phonèmes me parviennent que le vent déchiquète. Je m’approche, découvre ma Jacotte près de l’obstacle, lequel est surmonté d’une tête aussi hilare qu’hirsute, une sorte de Gorgone comme le prince de Mantoue en avait orné ses étendards et gonfanons, pas effrayante néanmoins et dont, à l’instant, je ne reconnais rien… durant la scène assez brève, je vois bien ma moitié clamer au sein des éléments déchaînés, crois déchiffrer « Des amis, des amis » quand on n’en observe qu’un – et même un chef unique. J’ai tout faux. Elle hurle « C’est Samir ! ».

Samir le libanais… Samir et Mira… leurs faux-jumeaux Chérif et Fanny. Déjà vingt ans et plus ! Grand-père dorénavant… ses bagnoles mirobolantes… ses kéftés. On l’abandonne presque aussitôt mais il reviendra souper le soir même, histoire de mélanger nos souvenirs.

*

Une bridgeuse… ce reste d’une ancienne emphase professionnelle la conduisant à énoncer la moindre prévision météo avec la gravité, l’auguste assurance et la grandiloquence d’un Pythagore dévoilant son Théorème devant le comité Nobel. Jusqu’à sa démarche qui rime avec son élocution, pieds écartés et le corps plus rigide qu’une grille à Fleury-Mérogis : elle avance comme devait le faire sa mère, précédée de son importance, la face à la fois tourmentée et marmoréenne. Torturée et figée à la fois – et m’évoquant le tronc supplicié des amandiers, ceux-là même sur le point de fleurir.

*

J’ai déjà dit l’impression ressentie depuis la fréquentation de la nouvelle chaîne musicale : toutes ces musiques, ces symphonies ou ces quatuors dont la moindre note m’est connue depuis des lustres mais dont la dimension visuelle m’avait toujours échappé. Et qui réchauffent des souvenirs, le haut-parleur du Teppaz sorti sur le balcon de la rue Béranger, à fond la caisse… Grieg, concerto en la mineur…

Neuvième symphonie de Beethoven, philharmonique de Berlin, 1964. Otto Klemperer officie, en noir et blanc. Pour la première fois, je vois un chef diriger assis – l’explication quand il se lèvera pour saluer : il ne tient pratiquement pas debout ! La caméra explore souvent le visage dévasté, la bouche ouverte sur des gencives édentées… un masque mortuaire parfois extatique. A peine octogénaire pourtant. Les chœurs sont pharaoniques, cent chanteuses peut-être faisant face à cent chanteurs. Un orchestre à cent archets et, dans l’amphithéâtre, une foule amassée. Tout est démentiel, prométhéen, titanesque. On finit brisé…

*

A midi, on a une dalle d’enfer… et ça tombe bien : on a aussi un joli rognon de veau à la Bernie, sa persillade et, hors du feu, sa giclette de vinaigre de Modène.

En début d’après-midi, tandis qu’on débat, suppute, délibère (sortir ? Ne pas ?) on se fait sonner les cloches par la Luce qui ne tient pas à gaspiller son temps de balade, et ce à sa manière instante. J. s’emmitoufle à la façon de Francis l’Alsacien sous plusieurs lainages et j’ai enfilé le vieux blouson de ski des années Karélis… le four à chaux à demi ruiné, le plein de la colline, un bout du GR et le lé du canal jusqu’au pont des Glauges. La force démoniaque de la bise a un peu faibli depuis la veille quand, au sein du vallon, sur l’esplanade de la cave du vignoble, la main de plomb et la poigne de fer de l’alizé semblaient souder la portière de la voiture à la carrosserie. Il est possible de cheminer dans la dernière ligne droite et, quel plaisir, une fois le demi-tour effectué, se laisser porter tels ces petits cumulus en l’azur. En contrepartie, le soleil luit et reluit ; sur le talus opposé, nos ombres ont rapetissé et c’est bien normal : “Pour un canal platonicien” , mon dernier bébé de l’an passé, a déjà deux mois.

Une fois rentrés, je m’attaque au cyprès doré bordant la piscine. Un gros morceau, acrobatique sous la brise vive… et dont j’avais, au cours des douze mois précédents, négligé le chef hirsute aux repousses sommitales dressées roides et en conséquence d’autant plus rebelles, vigoureuses, jaillissantes. J., de son côté, pensait sans doute avoir accompli le plus gros de son effort avec la promenade mais, saisie d’émulation, a dégainé le coupe-branches télescopique, attaquant les branches des pins dans lesquelles s’emmêle le fil du téléphone. Ainsi, nous voilà bûcherons improvisés… il fait 3°. Lorsque nous serons à l’abri, dans le séjour, le soleil éclaboussera la pièce, directement par la baie de gauche – en regardant la cheminée – et indirectement, en se reflétant sur celle de la véranda. Deux astres pour le prix d’un !

*

… C’était un peu avant quinze heures… Maître von Paulus prenait congé, avec sa p’tite auto, un peu serré dans la polaire qui ne le quitte pas, son p’tit sac de voyage… Quarante huit heures ainsi, au rythme parfois alangui des conversations. Comme souvent, lors des fréquentes réceptions qui émaillent notre existence de reclus volontaires, il arrive que nous souffrions du manque cruel d’activités ludiques. Grâce à Dieu, pour le pain, ça va !

Il arriva – un passé simple que j’emploie en guise de salut au Camilleri qui berce actuellement mes instants de viduité – à douze heures pétantes, samedi dernier et jour de la St Valentin (une date que l’usage – et le négoce des bijoutiers et autres fleuristes – consacre aux amoureux et que je me suis senti en devoir de fêter à ma façon, aidé en cela par une carte ad hoc, de celles que vendent les boutiquiers tabagistes pour arrondir, à mon avis grassement, leurs fins de mois mais dont je sais par expérience qu’elles plaisent à mon aimée). Filant ensuite à tombeau ouvert – une expression désormais désuète, une façon vraiment de parler, les temps n’étant décidément plus aux gétailles mais bien plutôt aux allures sénatoriales planplanettes tout au travers de la Crau –, au marché des Bressons pour une moisson renouvelée de légumes, malgré le froid vif et sec, dans l’optique de cette fin de semaine forcément teintée de festivités, voire de largesses culinaires. Le plein maraîcher effectué, me voici emporté par l’élan de ma carte valentine vers une moyenne surface qui cède, en général à prix d’ami, ses fleurs multicolores. Pour me retrouver sans coup férir à la tête de deux bouquets de tulipes, dont un offert par la maison, en témoignage de tant d’années de fidélité à ma moitié (et, peut-être au fleuriste).

Le cher homme n’est pas arrivé les mains vides : outre ses impedimenta, il s’est (re)muni d’un très prometteur Châteauneuf-du-Pape (cette fois, rouge) – j’ai, ailleurs, mentionné l’histoire de ces bouteilles qui proviennent d’un lot acquis par bravade et par sa chère et défunte épouse, peu avant l’issue fatale pourtant proclamée par la Faculté. Un présent en guise d’obituaire ; des bouteilles qu’il n’a plus l’occasion de boire en compagnie, vu sa parentèle décimée et sa progéniture éclatée droite et gauche. On les boit donc façon Cène, communiant sous les espèces avec la disparue.

Et, non content d’amener un carburant somme toute prosaïque, il a sorti d’un paquet grossièrement ficelé deux tableaux inconnus, deux portraits criant leur intime vérité, une Emma Conort et une Maria Daisay (la mère de l’artiste, dame Daisay, et son in law) les ayant débusqués par hasard dans un recoin où ils étaient oubliés. Les offrant désormais à la dégustation de leur postérité (et me faisant, in petto, regretter que le peintre, Henri, n’ait jamais succombé aux délices de l’autoportrait).

La titanesque bafagne interdit de mettre le nez même à la fenêtre mais, par une heureuse occurrence, ces messieurs vont pouvoir se régaler d’un France/Ecosse qui va me permettre de dévoiler un aspect peu connu de ce diable d’homme (et je me souviens d’avoir évoqué cette facette du personnage en quelques lignes, voilà dix ans, à l’occasion de la Coupe du monde 98 de football qui lui avait permis de me délivrer un cours magistral sur le foot en général et le rôle des numéros 10 en particulier – là, la Zize – citant ses prestigieux prédécesseurs in extenso, les Kopa, les Di Stefano, les Puskas… Et voici que, question rugbystique générale, il ne reste pas sans vert ! Ce gars peut vous citer la moitié au moins des joueurs de l’équipe de Castres ou de La Voulte ou de Mont de Marsan… année 38, année 50, année 65… ordre croissant ou décroissant des numéros… Et si le deuxième ligne Harinordoquy – le beau géant Imanol – se met en valeur dans telle ou telle phase de jeu, vous pouvez avoir droit, sans supplément, à un comparatif exhaustif avec tous les grands basques aujourd’hui disparus du XV national, du vieil Urtizverea à Pascal Ondarts et aux plus récents Garbajosa et Paparamborde.

*

Un moment de franche hilarité, déclenché par la lecture de l’une des nouvelles de Camilleri dans laquelle le vieil auteur sicilien compare l’enquête de son commissaire fétiche à l’intrigue du Hamlet de Shakespeare : on se souvient que le fantôme du père assassiné vient conjurer son fils de le venger en tuant à son tour le tonton criminel (c’est le propre frère du roi qui l’a occis). Et de mettre en balance l’extrême gravité du parricide ou du matricide avec la ridicule importance de l’ « onclocide », un néologisme qui m’enchante. C’est vrai, il aurait pu inventer un mot à prétention savante – Dieu sait si la chose a été pratiquée au XIXème avec le démarrage des sciences et techniques – du genre « népocide » sur le modèle de népotisme.

Là, un « onclocide » bien plus iconoclaste, plein de verve et de fraîcheur.

Deux de nos icônes littéraires - Andréa Camilleri et Pierre Magnan – extrêmement vieillissantes… quasi hors d’âge… voyez l’incipit du dernier Magnan (last and least ?) :

« A ma femme et amie […] ce chant de cygne ».

Et sa très belle “intro” pour saluer Giono, son vieux maître : « Il est [un bûcheron et sien ami], à 40 ans, le dernier représentant de cette race de poètes que Giono a cherché en vain sur la terre et qu’il n’a pu faire croître que dans son imagination ».

Magnan, né en 1922 (87 ans) ; Camilleri en 25 (84 ans)… Que de régals de lecture avec leurs commissaires respectifs nous auront-ils offerts ? Montalbano sono et je suis Laviolette… Sicilianismes et occitanismes… Deux sacrés fichus gourmands, aussi ! Les rougets de l’un, ses langoustes grillées, ses petits calamars, ses “pastas” et les “antipasti” que la cuisinière-gouvernante lui glisse dans le frigo, accommodés de cent façons, selon le temps et l’humeur ; et les brouillades aux truffes de l’autre, ses civets de garenne ou de lièvre, les daubes de taureau – même si la dernière, avec un jeune pesteux tombé dans le bouillon, est peu ragoûtante.

Dans sa Chronique d’un château hanté (souvent tantinet indigeste) le vieux maître manosquin m’aura offert une perle que j’ai l’outrecuidance de trouver fraternelle par le biais d’une vision érotique survenue sous imprégnation cantharidienne (le vieux bougre est coutumier du fait) à l’envoyé moyenâgeux de ce prince de Mantoue dont on a aperçu, plus haut, la silhouette furtive. Le gars avait fait un détour par la Riviera italienne pour rejoindre les rives de la Durance.

« Il y avait là une sorte de guinguette ou de restaurant de plage, en tous cas une bâtisse assez rustique, mi cabanon, mi paillote. Le jeune godelureau lombard s’était assis à une table commune – une place était libre à côté d’une jeune femme portant une robe plissée avec ce pli impeccable et éternel qui évoque les accordéons. Face à lui, un quidam (l’époux, sans doute, de la jouvencelle) dont les traits lui rappellent vaguement quelque chose et, déjà, en son for, il s’étonne : l’homme semble avoir atteint une large cinquantaine quand il a, lui, une jeunette tout du long de sa cuisse droite. Comme l’émissaire charmant interroge son vis à vis, le butor d’en face lui répond longuement, trop longuement – empêchant le dialogue yeux dans les yeux entamé avec la divine – en déclamant un interminable poème tout en fixant le jeune couple de hasard avec un regard humide, ses yeux un peu vairons affligés d’un léger strabisme, un œil fixé sur les sourcils du chevalier et l’autre, sur les ocellures de la belle [NDR : ce que, dans nos faubourgs algérois, nous nommions “un œil qui mate les pommes et l’autre qui fait entention (sic) à le chat”]. Qu’importe, le sigisbée improvisé a posé sa main sur les deux cuisses qui se sont ouvertes comme un calice sous la caresse de la rosée matinale, une main qu’il a camouflée en tirant sur la nappe bleu canard. Son sceptre raide, recourbé tel un cimeterre… le mamelouk de Bonaparte, s’il était né, ne serait pas son cousin… ».

*

Le croira t-on ? A qui, à bon droit s’en étonnerait, je l’affirme, le confirme en signant des deux mains : levé depuis une bonne heure déjà, Bernie n’a pour seule compagnie que sa grosse mémère noire… Le cher Sugar dort ! Aux oubliettes les anciennes arrivées sur mes talons, dès le pied posé sur le travertin. En revanche, au chapitre “tenue du crachoir”, les choses sont restées en l’état, la voix mâle désormais bien posée – il a amélioré de diverses cordes celle de son arc, ayant ajouté à sa langue maternelle (qu’il pratique au-delà ou presque du raisonnable), l’allemand et, plus récemment, l’anglais et aussi le latin et le grec. Son père nous a fièrement, mais sans forfanterie, révélé sur le quai de la gare que son fiston “faisait” pour l’heure – il y a encore une marge de progression – du 45 comme pointure et que, véritable monde à l’envers, c’est lui-même qui finissait dorénavant les chaussures de son garçon devenues trop vite trop courtes. Accélération démentielle du Temps, mort de l’Histoire à la Fukuyama : il n’y a pas si longtemps (à mon aune, il est vrai) c’était lui qui finissait les miennes.

Le haut-parleur aux décibels branché maximum ! A fond les watts… Ah, ça décoiffe !

Et, lors de la balade obligée, méprisant l’aquilon toujours violent, je me sentirai trop souvent crispé, tendu, raidi par les scories phoniques produites coûte que coûte, par le Verbe ou tout autre moyen (in)approprié, ici un grand roseau qu’il promène devant lui en raclant, fouaillant la terre du sentier ou shootant dans le moindre caillou qui passe à portée…

Décrit ses condisciples, imite ses professeurs… content de nous retrouver, joyeux, exubérant.

Jeune quoi, bordel ! Le fait – et nous l’avions déjà ressenti en août dernier – que l’enfant (il faut avoir présent à l’esprit que, malgré sa pointure « fillette », ce gosse n’a que 14 ans) soit passé dans le module physique adulte induit quelques surprises, émotions, quiproquos.

Ainsi, tandis qu’il regarde le feuilleton à succès très nunuche “Plus belle la vie” en me tournant le dos puisque je débouche dans la salle à manger, j’ai soudain la certitude – mais alors à hurler – que mon aîné est là, son gabarit, son profil, sa tignasse noire et drue. Seule anomalie, ce jour anniversaire : 44 ans de mariage… Damned ! Encore six du même tabac et les noces d’or ! Comme celles de Léon et Lucie à Zéralda, chez le 2éme REP…

Le jour d’après, la promenade part du rond-point des taureaux, à Aureille, dorénavant mis à l’écart par des barrières (parc régional oblige), un giratoire campagnard qu’on a gagné par un labyrinthe caillouteux connu de moi seul et des compagnies de perdreaux. On part à l’envers, direction Eyguières, en se délectant de l’azur sans tache et du soleil sur les épaules à peine couvertes par une chemisette. Poursuivant d’un même élan jusqu’à l’arbre d’Emma qui surveille la borie : dommage que notre grand garçon ne puisse fermer, ne fusse que de temps à autre, la boite à sons. D’autant que malgré son intelligence, fort vive, et sa très étoffée culture générale, à parler sans cesse on est bien forcé de produire du déchet. Beau me mettre parfois en retrait, me laisser distancer en me traitant sans indulgence de vieux croûton, d’atrabilaire, de Marguerite… de digne fils, en somme, de sa maman : je rejoins les rangs pour bientôt, sous l’orage sonore, rétrograder… en manière de punition, je me repasse des bribes de notre séjour montpelliérain – Maguy et moi, après la boite à bac d’Aix en Provence, en cette fin d’été 1958 – cette chambre d’hôtel dans la rue de Verdun (le petit Nice ?). Ma mère allongée sur le lit et moi tapant, inlassable, la balle de ping-pong contre le mur… tac tac tac…

*

Coupant l’herbe sous le pied de ma moitié, me voilà lancé dans une “première” culinaire (la chose est ordinairement de son entier ressort), la confection d’une béchamel destinée à accommoder le chou-fleur qu’elle a fait cuire, aux fins d’en confectionner un gratin. J’ai pris auparavant bien soin de m’enquérir auprès de l’intéressée si la chose ne posait pas de problème psychologique ou éthique en empiétant sur un quelconque domaine réservé (J. s’assoit généralement sur les cathédrales culinaires tandis que mes sœurs, par exemple, sont accoutumées de respecter religieusement, au gramme près, les règles édictées dans les manuels ; se trouvant fort aise de s’en remettre, en la matière, à la fantaisie de son seul gré…). Une fois la recette récupérée dans un livre de cuisine, suivie à la lettre pour le rythme mais réinterprétée question proportions, une fois mon gratin au four, je pourrai me consacrer à approfondir mon savoir au sujet de cette sauce à tout faire.

Ce n’est que le vieux Larousse 1906 qui me donnera l’aperçu le plus complet sur les tenants et les aboutissants, Littré s’en contrefichant d’allégresse. Le noble – comme on dit « noble vieillard » - dico complète fort bien mes schématiques connaissances en la matière, se résumant à savoir que le patronyme de l’inventeur est passé dans l’usage courant, comme « poubelle » ou « silhouette ». Et c’est à "béchamelle" que gît la pépite, accompagnée in fine par la recette historique… « Sauce blanche faite avec de la crème, ainsi nommée du nom de son inventeur, Louis de Béchamel, financier du XVIIème [l’usage est d’écrire Béchamel quand le mot est utilisé comme nom propre et béchamelle dans le cas contraire : morue à la Béchamel ; manger une sauce béchamelle] ».

La recette, elle, recommande instamment d’utiliser « une casserole bien étamée, d’argent si on peut »…

*

Un dernier dicton ?

« Pluie de février vaut jus de fumier ».

in "Points d'encrage",2009