2016-03-Une histoire de fourches, des Caudines et des patibulaires

Date de publication : 3 mars 2016 09:24:47

Une histoire de fourches, des Caudines et des patibulaires

… J. s’est chargée de la cuisine dominicale puisque la morue s’est invitée au menu, un superbe filet de trois centimètres d’épaisseur et qu’elle fait pocher à sa façon. Ça, de grosses pommes de terre nouvelles et un aïoli confectionné de ses blanches mains. Je m’occuperai des finitions, et de la mise de table : deux grandes assiettes grises made in Ikéa posées sur des sets ouzbeks, ceux là-même qui font revenir à mes yeux encore éblouis les splendides mannequins russes de Tachkent, vraies sylphides ondulantes dans leurs vêtements de soie et brocarts (et reparties du défilé plus du tout hiératiques, leurs croupes graciles moulées dans de rustiques jeans). Les steppes (les strips ?) de l’Asie centrale…

Les dodus tubercules saupoudrés d’un fin nuage de persil, la chair nacrée du noble gadidé : délectations visuelles et charnelles.

De retour de notre balade quotidienne – le chemin dit “de Caramelle”, du nom de la jument éponyme, qui, bordé par l’immense champ tout labouré de neuf (le soc impitoyable a mis les galets de Crau sur le ventre, ils brillent d’un poli remontant au temps où la Durance était fleuve et non rivière), file vers la chaîne convulsive et le château de la Reine sur son piton – je confectionne, à l’instante demande de mon épouse, et avec les restes de l’épaule d’agneau de l’avant-veille, une épaulade en sauce verte. A l’heure de la dégustation (le dîner), j’apprendrai à Sugar l’origine maternelle du plat – on finissait toujours les gigots ainsi, rue de Lyon. Donc, Maguy, mais sans doute aussi, sa maman, Lucie (1885/ 1975) née Duclos, la mère d’icelle, Louise (1858/ 1914) née Mémard, sa grand-mère Léonide (1835/ 1904) née Héritier, et pourquoi pas l’aïeule Christine (1804/ 1872) née Buffat. Pour ne citer que le 19ème siècle…

Et cette énumération minutieuse des femmes de ma lignée maternelle afin de préparer un lecteur éventuel à un prochain rendez-vous avec les listes, et le vertige, en compagnie d’Umberto Eco. Mais c’est une autre histoire…

… Oui… Ada ou l’ardeur.

Un vieux (1975) Nabokov que j’ai eu toutes les peines du monde à (re)trouver sur les étagères et remplacé, en seconde intention, par L’hôtel New Hampshire de J. Irving. J’ai pu y retrouver des sensations anciennes mais floues, abrasées par le temps quoique assez vivaces pour induire l’envie de plonger à nouveau dans cette somme baroque, des émotions auxquelles s’ajoutent des œillades littéraires qui, alors, ne pouvaient cligner. Ainsi du traducteur, Gilles Chahine. On a bien lu, un Chahine encore, à l’époque, inconnu de moi, et pour cause – le Chahine ami de Vince, et fournisseur involontaire de mes premiers cahiers (par le biais de sa valise oubliée dans le garage) devait avoir deux ans lors de la parution d’Ada, gros bébé joufflu. Ou cette jeune sœur de l’héroïne, une toute mignonne rouquine nommée Lucinda – un diminutif dont j’affuble volontiers ma Luce quand il me semble bon de feindre la colère.

Toujours est-il que j’avais provoqué là une belle coïncidence, en deus ex machina désormais accompli (ma démarche issue d’un itinéraire très inconscient – une sorte d’acte manqué réussi), puisque les deux auteurs, tant Irving que Nabokov, relatent dans leur roman des amours abracadabrantesques, deux incestes frère/ sœur monumentaux. Et pas des incestes occasionnels, accidentels, fortuits en somme. Non, du gros calibre, très assumé par les personnages et leurs créateurs, et colonne vertébrale des deux œuvres.

Irving, vrai américain, brutal à la façon d’un Hemingway ou d’un Carver (le frère et la sœur ont un an de différence d’âge, – la fille, nommée Franny – et le garçon et narrateur, John, comme l’auteur, numéro 2 et 3 d’une fratrie qui en compte cinq. Ils se sont toujours aimés).

"Nous restâmes dans le bois et nous mîmes à lutter par jeu, jusqu’au moment où une saleté lui entra dans l’œil ; je la lui ôtai. Une bonne odeur de sueur montait de son corps souillé de poussière. Franny avait les seins accrochés très haut, comme séparés par un buste trop large, mais elle était robuste. Elle parvenait en général sans peine à me faire toucher les épaules, sauf quand je grimpais sur elle et la clouais au sol ; dans ce cas , elle était encore capable de me chatouiller, si fort que je devais m’écarter d’elle pour ne pas pisser dans mon pantalon."

Nabokov, bien moins rustique (américain lui aussi, mais par raccroc, ayant fui la Russie en 1919 , à 20 ans, en famille [son père avait fondé un parti politique démocrate]) et déjà polyglotte, lettré, linguiste, passionné d’entomologie – "les tropes sont les rêves du langage", disait-il.

Lorsqu’ils se rencontrent (leur père a eu de coupables relations avec deux sœurs), les deux enfants ont 14 ans, lui, Van, et 12 ans, elle, Ada.

"… c’était pendant leur second voyage au haut de la maison. Elle était montée sur un coffre de marin pour soulever une sorte de hublot par où l’on accédait au toit. Sa jupe se prit à un crochet et Van (tel un spectateur des métamorphoses révoltantes d’un phalène ou le témoin d’un miracle vaguement révoltant dans un épisode biblique) aperçut la mousse noire qui ombrait le pubis de l’enfant."

Chez Irving, le frère et la sœur attendront longtemps avant que ne débute leur commerce charnel, les prémices se déroulant sur une place de Vienne, en Autriche.

"Franny me passa ses bras autour du cou et me donna un baiser. Elle voulut m’embrasser sur la joue (comme une sœur), mais, en en essayant de me détourner, je me tournai vers elle, et nos lèvres se touchèrent. Ce fut tout, et cela suffit […]. J’avais vingt-deux ans, Franny vingt-trois."

Bien plus en tous cas que les deux héros nabokoviens : c’est l’été, la gamine ne porte jamais de culotte et les deux compères adorent grimper aux arbres.

"Van […] avait réussi à se hisser jusqu’à une fourche (on verra plus loin l’importance des fourches) au dessous de son agile compagne[…]. Ada avait les pieds nus. Tout à coup elle glissa. Nos deux jouvenceaux se retrouvèrent ignominieusement enchevêtrés parmi les branches, sous une pluie de drupes et de feuilles… mais la tête de Van aux cheveux coupés ras était emprisonnée entre les jambes d’Ada."

Des fourches très Caudines, et pas du tout patibulaires… Caudines car l’adolescent est obligé de passer dessous (ou entre, comme on voudra), un peu comme la malheureuse armée romaine le fut, en 321 avant J.C : encerclée par le général Pontius Herennius dans les défilés voisins de Caudium, elle dût passer sous le joug.

On voit bien, du moins je l’espère, l’art tout de suggestion de l’ex-russe en opposition avec la saine brutalité du yankee. Irving encore :

"- Tu penses trop à moi, commença Franny. Mais elle ne prit pas la peine de finir. Nous recommençâmes à nous embrasser […]. Elle ne bougeait plus entre mes bras.

– Je t’aime terriblement, lui dis-je.

- Moi aussi, bordel, je t’aime ! dit Franny. [...]

- Tu veux savoir, môme, me dit Franny, en me pressant la main. Rien n’est moins à l’abri du danger que l’amour."

Et les enfants :

"Frissonnant, les yeux fixés au loin, Van avait commencé à la caresser suivant d’une main d’aveugle, à travers la fine batiste, le creux de son dos […]. Tandis qu’elle parlait, Van continuait de caresser la cascade de ses cheveux, de pétrir, de chiffonner sa chemise de nuit n’osant encore plonger au-dessous, cajolant toutefois les petites fesses, jusqu’au moment où, avec un léger sifflement, elle s’accroupit sur les talons et se trouva assise dans la main de Van."

Entre temps, les jeunes américains sont au bord de consommer (se consumer ?). Ils ont quitté Vienne, ont regagné les States, accompagnés de leur smala amputée :

"Donc, un jour de l’hiver 1964 […], Franny m’annonça que « c’était maintenant ou jamais » […]. Je préférai grimper quatre à quatre jusqu’au treizième. Elle me dit de tenir la porte entrouverte, pour lui laisser le temps de regagner son lit ; elle ne voulait pas que je la voie – pas encore. J’expédiai ma douche au plus vite avant d’émerger de la salle de bains, nu comme un ver, et Franny se fourra la tête sous le drap en s’exclamant : « Seigneur Dieu ». Je me glissai dans le lit à côté d’elle, elle me tourna le dos et se mit à pouffer.

- T’as les couilles toutes mouillées, dit-elle.

- Je me suis essuyé pourtant !

- T’auras oublié tes couilles."

Faut-il préciser que la Mort vient mettre un terme à ce double scandale, celle de Claude Lévi-Strauss à qui l’on doit la double équation explicatrice de la prohibition de l’inceste dès les sociétés primitives : consanguinité = nature, échange (des femmes) = culture ?

John d’ailleurs, l’avait compris :

"Elle m’aurait tué, je le compris plus tard. D’une certaine façon – si j’étais demeuré amoureux d’elle – elle aurait été ma mort. Nous aurions été la mort l’un de l’autre."

Mais, me dira t-on, et vos fourches patibulaires…

C’est que l’adjectif “patibulaire” (1395 ; fourches patibulaires, lat. patibulum « gibet ») est loin d’être sans rapports avec la pendaison – et peut-être, si l’on en croit les annales nécrologiques, la bandaison. Au début, l’adjectif était inséparable de son substantif « fourche » puisque, à l’origine, tout bon gibet était constitué de deux fourches plantées en terre et supportant une traverse à laquelle on suspendait les suppliciés. Le latin patibilum désignait proprement « la fourche sur laquelle on étendait les esclaves fautifs pour les battre à coups de verge (du verbe patere « être exposé » [cf. patent]. Par métonymie (1675), il a signifié « digne de la potence » puis « inquiétant », « louche ».

« Les femmes du peuple ont une singulière superstition ; celles qui sont stériles s’imaginent que, pour devenir fécondes, il faut passer devant les corps morts des criminels qui sont suspendus aux fourches patibulaires ». Buffon, Histoire naturelle.

Eternel rendez-vous Eros / Thanatos…

Une autre ? « Le scélérat [renard] …

Passa près d’un patibulaire ;

Là, des animaux ravissants

Blaireaux, renards, hiboux…

Pour l’exemple pendus… La Fontaine, Fables.

Et si « patibulaire » nous est venu du latin, « gibet » (n.m. 1155 ; gibb « bâton fourchu »), lui, nous fut donné par nos cousins, les Germains, les Franciques en particulier. Décidément, hors la fourche – dans toutes les acceptions du terme – point de salut !

« Lors bien peu s’en fallut, sans plus longtemps attendre,

Que de rage au gibet je ne m’allasse pendre » Régnier, Satires.

In "Points d'encrage", 2009