2014-07-Muses

Date de publication : 17 juil. 2014 16:49:57

Muses

C'était un jeune poète. Enfin, à l'époque...

Et quoiqu'elle fût largement révolue, il n'avait pas bénéficié d'un nombre inconsidéré de muses, tout juste deux - trois, peut-être, en comptant une jeune Hélène des années 60, une gamine à peine affublée de l'âge de raison et de longue date disparue des inspirations. Encore que le terme "muse", la cohorte de filles également nommées les Piérides, que Zeus eut avec Mnémosyne et que, cédant une fois de plus au vertige de la liste, on ne peut s'empêcher d'énumérer, les Clio, Euterpe, Thalie, Melpomène, Terpsichore, Erato, Polymnie, Uranie et Calliope, soit sans doute impropre. C'est plutôt la nymphe Egérie - que la mort de son royal amant avait changé en fontaine de pierre - qu'il faudrait convoquer en l'occurrence.

Disons simplement qu'il avait toujours été sous l'influence et le haut patronage de Calliope "qui a une belle voix", la muse de la poésie épique et d'Erato "l'aimable", muse de la poésie lyrique.

Un rêve - ce moyen de communication volontiers utilisé par les puissances de l'au-delà - était venu le visiter. Il se trouvait chez la jeune fille toujours flanquée d'une tripotée de frères et soeurs. Une table familiale fort garnie, donc, avec lui assis en bout de tablée, à la droite du père de la donzelle. Lors, profitant d'une absence momentanée de l'auteur de ses jours, la jouvencelle s'était levée et, sans la moindre vergogne ou hésitation, s'était assise sur la chaise désertée, sans doute en vertu du vieil adage "Qui va à la chasse perd sa place". Au retour du géniteur, elle refusera tout net de la quitter. Soudain farouche - elle ordinairement si soumise et benoîte- elle le nargue, le défie. Le col dressé, sifflant tel un jars belliqueux et l'oeil plus incendié qu'un couchant, elle semble dire: "Ote-moi de là si tu l'oses!". En vérité, on peut clairement l'entendre jeter de façon lapidaire à l'homme: Tardi venientibus ossa! Ceux qui viennent tard à table ne trouvent plus que des os.

Cette fois, c'en est trop: il se remémore un songe terriblement analogue dont il avait couché sur papier l'ossature, une quinzaine d'années auparavant.

Ils déambulaient, la gente personne et lui, dans la suite immense des pièces d'un appartement (dans cette existence symbolique, les demeures ont toujours la taille de manoirs écossais et, s'il fallait évoquer les baignoires de ces aîtres grandioses, nul doute qu'elles approcheraient la superficie des lochs perdus dans la bruyère des tourbières des Highlands). Ils allaient main dans la main, au gré de pièces dépourvues de mobilier, aux murs blanchis à la chaux, seulement peuplées d'inconnus papotant par petits groupes.

Une errance parfois interrompue par des moments qui les voient s'immobiliser et, une fois face à face, se regarder (elle, toujours avec mélancolie, sinon tristesse) puis s'embrasser.

L'étonnant, dans ce rêve-ci, est que le cours du déroulement onirique est interrompu d'instants où il peut se voir traverser les mêmes pièces en solitaire et nu comme au premier jour. Plein de confusion, il se couvre le sexe au moyen d'un livre ouvert tandis que l'assistance ne semble pas faire cas de sa nudité.

Les derniers pans du rêve sont faits d'agapes dans un village aux belles maisons à colombages; il règne une atmosphère et une lumière d'une si grande douceur qu'il ressent un profond sentiment d'harmonie.

L'oncle Freud, convoqué pour explications, prétendait que le rêve de nudité serait "le rêve par excellence". D'après lui, il existe des rêves "typiques" ou "rêves-types" qui seraient des résidus archaïques d'une expérience ancestrale - que Jung décrit comme un inconscient collectif chez l'individu. La nudité parmi une assistance habillée correspondrait "à un désir d'exhibition, à la nostalgie du paradis perdu de l'enfance (la démabulation en toute innocence)". L'indifférence de la foule est un signe plutôt favorable, la personnalité véritable soudain dévoilée sans entraîner de réaction de la part de ceux qui nous entourent. L'inconscient nous glisse: "Tu vois, sois libre, personne ne s'en offusque".

Lui, le poète fieffé, s'était saisi de sa propre image, considérablement charmé par ce reflet métaphorique de sa personne sublime - Narcisse dérisoire - ainsi exposée aux pauvres mortels anonymes et seulement cachée par un misérable bouquin au niveau du triangle pubien. Tout n'est qu'ambiguïté - c'est encore le bon Maître viennois qui l'affirme - "Ce qu'on cache, c'est ce qu'on désire montrer". Cacher ou révéler, that is the question.

Tout rêve, disait-il, est un rêve d'inhibition (il aurait pu ajouter "et/ou d'exhibition").

Pourtant, le paradoxe l'avait séduit, cette apparence si crue de lui-même, cachée/mise en valeur par la grâce du volume dont il venait, comme à son corps défendant, de se saisir. Qu'on y songe! Un livre pour seule livrée... Qu'elle aubaine pour un candidat écrivain! Alors qu'il était loin, à l'heure de ce rêve si lointain, de s'imaginer en compagnie de ses idoles littéraires inatteignables.

Oh, ce n'était pas qu'il eut tout à fait cessé de tremper, et d'excercer, sa plume dans l'encre des mouvements de l'âme remués par ces Muses qu'on a vues.

Ainsi, un brutal aléa lui avait-il permis de retrouver voilà peu un petit madrigal oublié dans l'ombre vertueuse d'un coffret appartenant à sa compagne et datant de quelques trente années. Les charmes parfois délétères d'un vieux mas cévenol, les ruades du Destin, l'écrasante chaleur des pinèdes de l'août lui avaient inspiré le sanglot qui va suivre, chanté (avait-il noté) avec des accents très parnassiens. Il est vrai que lui revenait, après tout ce temps, la dilection de ses seize ans pour Leconte de Lisle et José-Maria de Heredia.

"Comme un vol de gerfauts hors du charnier natal"...

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Dans l'air suffocant où les ondes s'étalent

S'élève lancinant un staccato très doux

De jeux à deux et quatre mains qui mènent

Comme une sarabande de caresses et de coups

Et des mini criquets tressautent sous ton pied doux

Aux brins d'herbe si guillerets jadis

Et désormais s'exténuent

Tu ris, lascive et ta chair élastique

Et crue, guidée de capiteux effluves

Frémit de gestes sûrs

C'est l'été

Léthé et l'été jouent à Eros et Thanatos

La montagne là-bas, en gésine de monstres

Prend la pose alanguie, montre sa faille obcène

Dont les bords acérés semblent au milieu du front

L'air halète...

Souffle l'haleine capiteuse des tilleuls

Tout encapuchonnés de leurs phalènes aurées

Des rires frais jaillissent de caracos béants

La Fanette est à l'Affenadou

C'est l'été

Au bruit grinçant des cognées qu'on abat

S'élèvent désormais en un songe venimeux

Des roulements sauvages mais qu'on ressent feutrés

Et s'écoulent vénéneux au profond des vallées

Le pied sûr des mulets s'enroule au roc des sentiers

Des valets leur crient: Carne!

Le ciel noirci se fracasse au rouge des écorces

Les tuiles reluisent subito

Les femmes sont soudain coites

C'est l'été

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Il avait toujours aimé jouer avec les mots. Jouer? Oui, jongler, les habiller d'un contraire, les entrechoquer pour sentir naître la grâce poétique d'un contact charmant ou trop brutal. Déformer à plaisir, à sa fantaisie ou à son gré. Ainsi, ne disait-il plus, pour désigner le gros encorné des savanes africaines, que rhonicéros. La chose lui paraissait taquine et, dans le même temps, il ressuscitait le bambin qui usait jadis de cette métathèse. D'une pierre de coups. Deux coups les gros. Grominagrobis. Bis repetita placent. Sainte Marie mère de Dieu, priez pour nous pauvres pécheurs...

Et, devant la légère contrariété qu'avait fait naître en lui l'absence de moules chez l'écailler conchyliculteur, il s'était exclamé à part lui, bernique! Eh, oui, il avait dit "bernique" et pas "bernicle". Car la bernicle, c'est la patelle, mais la patelle ainsi nommée sur nos côtes océaniques. Pas en Méditerranée, où on dit "arapède", ce joli cône qui se prélasse sur les rochers caressés par le flot jusant. Un coquillage qui n'a même pas de nom scientifique, forcément latin, vu qu'on le donne à plusieurs espèces de gastéropodes marins n'ayant en commun que le fait de s'abriter sous une coquille en forme de coiffe d'annamite. Des niaqoués des mers,en quelque sorte, que, dans la jeunesse du poète, les garnements détachaient des rochers au moyen d'une lame aiguisée et leur tenait lieu de coquillages plus huppés. C'étaient les clovisses ou les palourdes du pauvre.

Pour corser l'aventure onomastique, "bernicle" (ou bernache et barnache), c'est aussi une oie sauvage également appelée cravant. L'homonymie vient d'une vieille croyance populaire selon laquelle cette oie naîtrait du coquillage. Une origine presque aussi poétique que celle d'Aphrodite née de l'écume abandonnée dans la mer par le sexe tranché d'Ouranos.