2016-04-Riche comme Job

Date de publication : 1 avr. 2016 09:25:43

Riche comme Job

… Ah, ces Parisiens ! On ne peut, parfois, s’empêcher de penser qu’en se parant du P majuscule dû aux habitants de la ville Capitale ils ont éclipsé le “h” minuscule des Pharisiens. Cette manière implicite de s’affirmer en arbitres de la mode, des spectacles, de la politique…

S’il fallait les décrire au moyen d’un mot qu’ils emploient à tout bout de champ – surtout en ces temps où le chômage menace à nouveau, où tout un chacun vante la valeur “travail” avec des accents teintés d’un pétainisme léger et des inflexions de voix nationalistes un peu à la Déroulède – c’est bien leur utilisation sempiternelle, exclusive et, disons-le, fort agaçante, du mot “job” [bien sûr, prononcer djob, à l’anglo-saxonne], quand notre chère langue française ne manque pas d’équivalents (emploi, fonction, gagne-pain, métier, profession etc.) sans compter les argotiques, boulot, turbin, taf… On pourrait dire, à la manière d’un fabuliste célèbre : « Ils ne mourraient pas tous, mais tous étaient frappés », à l’exception notable de notre couple d’amis, pourtant Lutéciens acharnés, miraculeusement épargné par l’épizootie.

Perdu en conjectures devant l’origine de ce vocable aussi récurrent qu’indispensable, seul le Robert historique aura bien voulu consentir à éclairer la lanterne que, tel Soubise, je balançais en aveugle devant moi.

“job” n.m. est un emprunt (1819) à l’anglais job (16ème siècle, dans la locution iobb of werk, avec work « travail ») « tâche, partie spécifique d’un travail ». En anglais américain du 19ème, il décrit un « travail rémunéré ». Le mot lui-même est d’origine inconnue ; il a évolué en anglais (1830) au sens de « tâche désagréable ou de peu d’importance » et en français, sous l’influence de Paul Claudel (1893), à celui de « travail rémunéré, emploi », avant d’entrer dans la langue familière au milieu du 20ème. Le résultat ? Dans notre beau pays de France si, lorsqu’on travaille, on “bosse”, quand on perd son boulot, on perd son “job”. Beurk…

Il reste que pour moi, il n’est de Job que celui de l’ancien Testament, un personnage vieux de trente-cinq siècles environ. Job était un patriarche célèbre pour sa piété et sa résignation, connu par le livre biblique qui porte son nom. Pascal le cite ainsi, dans ses “Pensées” : « Le Livre de Job raconte l’histoire de ce patriarche. Salomon et Job ont le mieux connu et le mieux parlé de la misère de l’homme : l’un, le plus heureux et l’autre, le plus malheureux ; l’un connaissant la vanité des plaisirs par expérience, l’autre la réalité des maux ».

C’était un des hommes les plus riches et les plus puissants du pays de Hus, en Idumée [l’Idumée ou Edom, était le pays comprenant le sud de la Judée et une partie du nord de l’Arabie Pétrée] et le Seigneur se glorifiait de la vertu de son serviteur. Satan obtint du Très-Haut de mettre cette vertu à l’épreuve, et Job se vit bientôt accablé de maux, de souffrances et privé de toutes ses richesses. Assis sur un fumier, tourmenté par sa femme [ndlr : en langage populaire « c’est la femme à Job » se dit d’une femme acariâtre], raillé par ses amis, il n’en continua pas moins à bénir la main qui le frappait, disant : « Dieu me l’a donné, Dieu me l’a ôté, que le nom du Seigneur soit béni ! ». Il mérita ainsi que le Seigneur lui rendît plus qu’il ne lui avait enlevé.

Et pour peaufiner l’exégèse, sans prétendre à l’exhaustivité, encore faut-il rappeler de menus souvenirs faubouriens de jeune pied-noir de Belcourt, en venir en somme au chapitre tabagique puisque, dès l’adolescence, une fois épuisés les plaisirs frelatés des cigarettes anglaises ou des tabacs virginiens du type «Navy Cut » nous étions passés aux joies plus prolétaires du tabac brun. En l’occurrence, pour fumer “local”, patriotique en somme, il fallait éliminer les marques métropolitaines, Gitanes, Gauloises, autres Celtiques. Non, seule admise, la marque Bastos. Juan Bastos (1817-1889) s’en était venu de Malaga à Oran dès la chute de la smala d’Abd el-Kader pour se lancer dans la fabrication de cigarettes à son nom, bâtissant une manufacture sur des quais surveillés de manière sourcilleuse par Notre-Dame de Santa Cruz. Outre la Bastos bleue, outre la Camélia Sport (“la cigarette du sportif”), il nous arrivait de fumer des Job – une façon plus avantageuse de pétuner car les paquets étaient munis de vingt-cinq clopes – et qui m’auront longtemps abusé : sans doute fabriqués par la firme Bastos, les deux initiales J et B séparées par un losange. Il se trouve qu’à une époque à peu près similaire, un boulanger de Perpignan, nommé Jean Bardou avait eu l’idée, semble t-il géniale, de fabriquer et commercialiser un papier à cigarettes à rouler qui remporta un succès proprement ahurissant. Un J B lui aussi, séparé par un losange qui figure dans les armes de Perpignan : la marque J◊B était née. Sans rapport aucun avec le Livre…

Un sondage paru dans le dernier Libé/Livres, et réalisé par le Book Day, une revue tout ce qu’il y a de sérieuse, m’apprend que 62% des lecteurs cornent leurs pages. Enfer et damnation ! Moi qui ai cette pratique en sainte horreur, y compris pour les livres de Poche, prenant la chose comme un viol de Mona Lisa, comme un pinçon aux fesses de Mme de Staël et de la marquise de Sévigné réunies, voire de la comtesse de Ségur (née Rostopchine) et, pourquoi pas, un crachat à la face cette baronne Orczy (1865-1947), l’immortelle créatrice de sir Percy Blakeney, alias “Le Mouron Rouge” (Anagallis arvensis), dans ses neuf romans qui auront illuminé mon existence de gamin, par la grâce des éditions Nelson.

They seek him here, they seek him there/ Those Frenchies seek him anywhere/ Is he in Heaven, is he in Hell/ That damn’d, elusive Pimpernel ?

Nous auront-ils assez désorientés, ces blasted auteurs britishs ou apparentés (fichus Angliches), tous ces James Oliver (Curwood) et ces Fenimore (Cooper) et jusqu’à cette fichue baronne, avec leurs bons héros anglois aux prises avec d’horribles adversaires français, révolutionnaires impénitents, coupeurs de têtes augustes… On devenait de sinistres traîtres à palpiter, bien pantelants, pour la victoire finale de leurs armes. Encore heureux, Surcouf, Duguay-Trouin, d’Artagnan ou Athos, Jeanne d’Arc ! Nos corsaires, nos mousquetaires et nos saintes…

Mes pas engagés depuis des années sur la pente fatale du diarisme, me voici ipso facto naturellement porté à observer la technique, les manies ou les particularités des confrères…

Mathieu Lindon, du Libé/Livres, sous le titre « Le faux Vila-Matas raconté par lui-même », évoque le bouquin de cet espagnol, Enrique Vila-Matas donc, au titre peu bavard Journal volubile : « […] Je l’écris moi-même : j’invente un écrivain embauché qui emboîte mes pas après mon renoncement [à écrire ; ndlr.] et écrit pour moi un journal dans lequel il simule miséricordieusement que je n’ai pas renoncé à l’écriture ». Evidemment, tout ça fait un peu poupée gigogne, du genre de ces matriochkas, les poupées russes proposées à foison à toutes les escales d’une croisière sur la Volga). Une mise en abyme de soi-même en quelque sorte, pour donner de la profondeur au personnage… Il rappelle ce mot de Jules Renard (qui ne cesse de m’accompagner ces temps-ci puisqu’il est l’idole de Julian Barnes) : « Lorsque la paresse rend malheureux, elle équivaut au travail ».

Lindon, parlant de ces universitaires qui consacrent leur vie à l’étude d’un écrivain, et non seulement à l’œuvre littéraire mais à tous les livres qu’il a lus et les journaux de son époque, pour tout saisir, a ces deux courtes phrases : « Cette vie à distance, digne d’un héros de roman, est d’une générosité magnifique. C’est un peu de cette manière que Vila-Matas, habité par les artistes qu’il admire, veut être son propre autobiographe, pléonasme dont il fait une aventure ».

On pourrait presque dire que le même chroniqueur a décelé mon intérêt pour ce sujet car il en remet une couche trois semaines plus tard – aidé il est vrai par une préface écrite par l’artiste espagnol à l’ouvrage Artistes sans œuvres. I would prefer not to de Jean-Yves Jouannais ( la partie anglaise du titre est tirée du Bartleby de Melville).

« Loin d’être forcément un événement négatif, ne pas laisser de trace, pour Jouannais, peut aussi être “plutôt la caution d’un projet hédoniste où la discrétion le dispute à la passion”. La figure lumineuse et libre de l’artiste sans œuvres serait le recours sans recours de certains “artistes véritables” ».

Pas possible ! Il me connaît, ce type…

J’aurais préféré ne pas… Tout un programme. Et le chroniqueur de poursuivre : « … puisque le propos est de se consacrer à ces artistes qui ont fait de leur vie une œuvre d’art sans estimer considérer nécessaire de se démener plus pour faire gagner plus à cette œuvre, la rendre plus publique, et, I would prefer not to, puisque la phrase de ce copiste imaginé par Melville est le symbole d’une des stratégies les plus efficaces pour y parvenir ». Il continue : Quelle ambition animait Jorge Luis Borges, sinon celle de limiter la littérature, disant « Délire laborieux et appauvrissant que de composer de vastes livres, de développer en cinq cents pages une idée que l’on peut très bien exposer en quelques minutes. Mieux vaut feindre que ces livres existent déjà, et en offrir un résumé, un commentaire » ?

C’est vrai : nul besoin de publier pour se régaler du titre d’une fable (qui reste à écrire) et qui pourrait être “ Les raisins, la luette et le staphylocoque, ”. Quel rapport, me dira-t-on ? Mais tout, justement, puisque notre luette qui a la forme d’un grain de raisin est issue (vers 1300) d’un diminutif du lat. pop. uva « raisin » après conglutination de l’article, « l’uvette » puis « l’uette » et que notre gros méchant staphylocoque, cette machine à furoncles, est lui aussi uval, quoique grec – staphulé « grappe de raisin » et nommé ainsi en raison de son aspect en grains au microscope. En anatomie, on qualifie ainsi de « staphylin » ce qui concerne la luette qui n’est autre, en fait, que le muscle palato-staphylin.

in Points d'encrage, 2009