2015-11-Rétrospectives

Date de publication : 10 févr. 2016 10:59:57

Rétrospectives

Lors de cette mi-décembre, Luc Davignon s’était autorisé un retour en arrière plutôt conséquent en se plongeant dans ses notes de cahier d’écolier datées de la même époque de l’année 2004. Une période au cours de laquelle il s’était attelé au décryptage des six lettres que son père avait adressées à sa moitié demeurée outre-Méditerranée, entre fin juin et mi- juillet 1961, peu avant sa propre mort. Il avait bien aimé cette exaltation grandissant peu à peu, cette sorte de nostalgie douce-amère en découvrant des facettes de ce personnage qu’il n’aurait côtoyé qu’une petite vingtaine d’années. Là, après onze années bissextiles, et à travers ce prisme épistolaire, l’éclairage tamisé, un peu surnaturel (mais logique, après tout pour un message venu de l’au-delà) lui permettait de voir d’un autre œil cet homme que tous décrivaient charmant sans que ses souvenirs à lui ne soient spécialement empreints de cette tonalité séduisante. L’impossibilité sans doute pour un jeune adulte mâle de goûter à la personnalité paternelle, de cerner la dimension exacte de l’individu puissance tutélaire, de peser ce mélange manifeste de révérence – on le sent bien à sa première action, à peine arrivé sur son lieu de cure, se ruer à la messe – et d’irrévérence, de provocation taquine et très assumée.

… Grisaille et douceur. Un temps biarrot, quoi !

Rien, on le voit, pour m’empêcher de déguster une deuxième demi-tasse de café. Pour le reste, on attendait Grouchy, ce fut Blücher… Probablement encore sous la prégnance des petits-déjeuners façon parador, l’envie brutale de mini-croissants s’était imposée ainsi que l’idée d’une friandise à une parturiente. Le besoin devenue irrépressible, impossible de ne pas interrompre à mi-page ce que ma plus jeune sœur (mais, depuis quinze mois, le plus n’est plus nécessaire) nomme avec une élégance acidulée « mes exercices littéraires » : je fonce au village en tenue de nuit, chaussons, pantalon de pyjama au bord de rendre l’âme après un quart de siècle de bons et loyaux services, sur-chemise en pilou et sweater rouge en coton jeté sur les épaules.

Une fois parvenu au cœur de la cible, au pied du poilu de bronze (et après une courte délibération avec mon for), il me paraîtra judicieux de faire ajouter par la mitronne les gâteaux dominicaux – une pyramide de choux à la crème empoissée de caramel et un mille-feuille – aux deux bébés croissants augmentés d’une brioche au sucre pour ma Charmante. Viennoiseries et demi-baguette, la cerise sur le gâteau d’une journée qui s’annonce bénie par le Seigneur… Ah, sans chauvinisme aucun, le croissant gaulois est à cent coudées au-dessus de son pendant ibère ! Les boulangers d’outre-Pyrénées ont en effet la fâcheuse manie d’enduire ces charmantes gâteries d’une espèce de sirop absolument superfétatoire.

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La soigneuse lecture du JDD rituel porte à ma connaissance un fait-divers affreux qui vient s’ajouter aux maintes occasions qui, depuis mes débuts littéraires, se seront offertes à moi d’évoquer le Chambon sur Lignon. Un gamin de dix-sept ans, pensionnaire au Collège Cévenol (cette grande bâtisse sise à deux pas de notre bonne vieille pension Chareyron) a violé, tué et brûlé une gosse de quatorze ans également pensionnaire dans cet établissement. Et le soir même, je verrai, à la téloche, la marche blanche qui réunit 3.000 personnes, monter cette fameuse côte de Moll tant de fois empruntée en mes vertes années. On est loin du modeste esclandre que je raconte dans Un cœur pur, épisode que pourtant la France entière pourra bientôt lire dans ce Carnets d’Alpille qui devrait paraître au printemps…

Ôgrambô ! Mais les beaux épis ne font pas toujours la promesse d’une belle récolte. Et dans la plus belle baie du monde, l’émotion peut rester en rade… Des aphorismes à la Graciàn, forgés pour illustrer (plaisamment ?) mes déboires matinaux (après mes espérances à la façon “blé qui lève”).

Au marché, le vieux maraîcher – il a sans doute mon âge – qui plaisante toujours lorsqu’il voit Jean à mes côtés en muet porteur de paniers, sans doute ébloui par ma tenue vestimentaire peu habituelle en ces lieux, s’exclame : « Tiens, voilà Fillon ! » Faut dire que, sur ma chemise Boss, se pavane ma vieille cravate Dior – la première acquise à Salon dans le milieu des années 70, Giscard d’Estaing regnante. Par pure fantaisie, j’avais enfilé le gilet en alpaga inutile depuis la fin des tournois de bridge et, par dessus, une veste couleur sable.

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… La balade “aux pommes”, une heure quasi-divine parmi les oliviers, les amandiers et les pommiers. Des geais agacés fusent et traversent le grand canal endormi en clamant bien fort leur désapprobation. C’est en cherchant l’origine de « cajoler », le cri de ce corvidé au fond des bois, que je suis tombé sur « cajeput », une plante qui, à l’instar de tant d’autres, s’accompagne depuis la nuit des temps de ces vers de du Bellay :

« Ces cheveux d’or sont les liens, Madame,

Dont fut premier ma liberté surprise »,

deux vers auxquels ceux de Ronsard font écho :

« Seize ans était la fleur de votre âge nouvelle,

Et votre teint sentait encore son enfance :

Vous aviez d’une infante encor la contenance »

Dire qu’on a construit le verbe « cajoler » qui dit leur cri, sur l’ancien français gaïoler « caqueter », d’après « geai ». C’est quand même rigolo puisque le sens vieilli de « chercher à séduire avec des paroles aimables » vient de l’influence de « enjôler », et ce malgré la proximité de « geôle ».

« Le compliment est d’un amant adroit, et vous avez assez entendu dire qu’il fallait cajoler les mères pour obtenir les filles. », Molière Amants magnifiques

N’empêche, une jolie coïncidence littéraire. En dernière page du Libé-Livres, un article sur une BD “absurdo-érotique” d’un dessinateur en vogue, Bastien Vivès, Les melons de la colère. Le commentaire d’Eric Loret : « Il n’y a aucun vagin dessiné dans ce livre érotique, seulement des seins et des pénis. Le seul trou décrit se trouve à la fin : on dirait qu’on a pris une boite de raviolis en photo. On en déduira ce qu’on voudra. »

La surprise, le même jour, dès la page 22 du prix Goncourt de l’année, L’art français de la guerre :

« Les carcasses [des chars irakiens lors de l’opération Desert storm en 1991, première guerre du Golfe], on les laissa, et personne ne vint voir à l’intérieur des chars fumants après le passage des oiseaux noirs qui les tuaient ; à quoi cela pouvait-il ressembler ? À des boites de raviolis éventrées jetées au feu ? »

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Oh, il ne parle pas de ses lectures… (mais l’année précédente, il confiait à sa femme, depuis ces mêmes lieux, qu’il lisait conjointement – ça alors, c’est fort ! – Les liaisons dangereuses et Tant que la terre durera de Troyat). Mais sa démarche poétique est sensible, partout présente. Ainsi, dès la seconde lettre, vante-t-il la nature vosgienne, sans se douter que ce seront ses dernières fleurs, ses derniers écureuils chahuteurs… Que « ses amis les nuages », qui l’ont accompagné à l’aller sans qu’il puisse se laisser aller à rêver (à cause d’une grand-mère trop bavarde à ses côtés dans l’avion), il ne pourra pas plus en admirer les volumes charmants au retour : dans un mois, il aura rendu l’âme à son Seigneur.

Ecoutons le encore…

« Comment en serait-il autrement dans ce paradis ? Il y a tellement de fleurs et notamment ce parfum tenace des tilleuls en fleurs que tout ce qu’on respire sent le miel. J’ai par ailleurs un nouveau béguin des Epicea exelsior – demande à ton fils – : pour moi, ce sont de majestueux cèdres qui semblent avoir pour but d’attaquer les nuages ; qu’ils sont beaux avec leurs branches tombantes qui vont en se raccourcissant. On regrette de ne pas être écureuil et de pas pouvoir participer à leurs courses folles. Hélas, ils m’ont oublié depuis un an ! »

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La scène du jour ? Près du mas des galets, les brebis sont installées dans leur pré habituel, derrière les barrières amovibles aux piquets souples. Tous les agnelets sont pressés contre leurs mères. Au retour, les mères sont groupées en un tas grisâtre et les agneaux tous ensemble, au loin, formant une flaque étale et claire. Une cinquantaine ainsi, presque émancipés… soudain, deux jeunes meneurs cabriolants amènent par défi leurs congénères vers nous avant de faire demi-tour, stupéfaits de leur audace, de leur impudence.

Pendant que je babille, un immense brouillard s’est levé, encoconnant la contrée et transformant les pins de Payan en une île hors du monde dont je serais à jamais l’unique Vendredi.

Sur le lé du canal de Fifine, un Patrol nous dépasse. Il me ramène subito, d’un coup d’aile aussi rapide que ceux procurés par les odeurs, à celui que nous avait prêté JJT pour le premier périple autour du cap Creus parmi les carènes entêtantes des genêts et les massifs de lavande – cette lavande spéciale qu’ont les espagnols, aux fleurs d’un violet tirant sur le pourpre. Quinze ans ont passé, à ne pas croire !

Dans l’immense pré où la Finaude chassait le lapin tel un fauve en miniature, l’habituel troupeau de moutons broute et bêle à l’unisson. Devant lui, à l’endroit où ce matin peut-être ils faisaient de même (on devine l’herbe très rase), un autre troupeau, une centaine de milliers d’étourneaux criailleurs. Un véritable nuage – plutôt une vague, une sorte de houle lente – qui va et vient, noir, frémissant, froufroutant, à ras du sol ou presque. Le flot des Enfers, paisible et ténébreux.

En ce jour de grande toilette de madame, la mise de table m’incombe : assiettes à gibier en porcelaine d’Auteuil, assiettes à entrées du même lignage, couteaux Laguiole de mon anniversaire fifty – on se souvient peut-être que ma sœur avait, à cette occasion, fait faire une folie à Marguerite, lui imposant l’achat d’un coffret de douze surins et non pas six ainsi qu’elle en avait l’intention. Je me concentre sur ma tâche ménagère tout en suçotant le mot entré tout récemment dans mon escarcelle : « bolduc », que je viens de découvrir dans le bouquin auréolé du dernier prix littéraire. Un mot venu de la localité de Bois-le-Duc aux Pays-Bas et décrivant un ruban pour ficeler les paquets, les cadeaux, les cartons de gâteaux.

Après ces émotions, la balade point trop tardive : pas question de lanterner sur l’inauguration du lé qui fleure encore le remugle des sédiments remués. Le tracteur est passé dans le lit du canal pour en récurer les bords ; il y a laissé les mêmes grosses traces que l’an dernier – déjà le temps d’une révolution : "Non, Sire, ce n’est pas une révolte !" –, moment où j’avais photographié mes deux “fantômes" se tenant par la main dans des odeurs d’herbe fauchée de frais et de roseaux mâchouillés par l’engin. Et, dès que nous aurons passé la haie qui borde le chemin des Arènes, le lé s’offrira à nous dans sa splendeur intégrale, quand la veille encore, on pouvait l’envisager tout hirsute en sa forêt de cannes bruissantes à tous les vents. Sa vastitude alanguie, sa courbe tendre et paresseuse dans le contre-jour de l’astre hiémal…

Imagine-toi une contemplation béate des choses, troublée ça et là par le cri indécent d’un merle ou la vision fugitive du trait roux signé par un écureuil fuyant sur le gazon

Difficile de terminer l’année sans mentionner le joli voyage immobile que m’aura offert le dernier Pelecanos – un polar washingtonien –, effectué sans le moindre souci de change euro contre dollar. Un étonnant road movie très arrosé au régime exclusif Budweiser et bourbon avalés dans l’ordre ou le désordre, à travers une flopée d’états. Démarrant de DC, ainsi qu’on nomme là-bas le District de Columbia qui abrite la capitale fédérale, pour rejoindre les Keys, ce chapelet d’îles éparpillées tout au bout de la Floride. A travers le Maryland, la Virginie, les deux Caroline, la Georgie et, justement, la Floride. Un florilège des anciens états confédérés. Enfin, après avoir remonté la longue péninsule et virant plein Ouest, l’Alabama et la Louisiane, un arrêt à La Nouvelle-Orléans avant de remonter d’une seule traite, reliant sans férir Basin Street à Capitol Hill.