2017-08-D’une rive l’autre. (Le Livre des Exemples)

Date de publication : 1 sept. 2017 12:39:14

Une virée montpelliéraine…. Outre la traditionnelle visite rendue, en son hôtel de Fleury, au musée de Lodève à l’occasion de l’exposition Berthe Morisot – assez émouvante quoique un peu décevante (l’ensemble des toiles ne vaut pas le seul Berthe Morisot au balcon de Manet) – nous en avons profité pour rendre une petite visite à la formidable cathédrale Saint-Fulcran, un hommage jamais rendu depuis bientôt cinquante ans. Un tableau immortalise les derniers instants du cher prélat, traîné dans les rues et lardé de coups de hallebardes par les parpaillots au cours des guerres de religion.

La perle du séjour ? La (re)découverte, éternellement remise, de l’ancienne école de pharmacie de Montpellier, aux portes jusque-là toujours closes et – la municipalité transformant peu à peu l’endroit en lieu d’expositions diverses – là, des « machines » surréalistes à la Duchamp peu gratifiantes. Nous – Julie elle aussi, l’a connue à l’occasion de séances de reconnaissances – n’y avons pas mis les pieds depuis 44 ans… moi, c’était l’été 62, les cours de rattrapage et la session spéciale pour les étudiants rapatriés que nous étions, avant d’inaugurer dans la foulée la nouvelle fac toute rutilante…

Ma mémoire des lieux fort défaillante… une cour centrale munie d’un bassin, enserrée dans le carré que forment des bâtiments d’un étage. Je cherche en vain la statue de Balard – la célébrité du lieu, découvreur du brome en 1826, une statue qui n’a jamais existé que dans mes neurones abusés. Seuls un buste de plâtre et une plaque de marbre dans l’entrée rappellent le grand chimiste. Ma vieille salle de TP dont les carreaux de faïence sont restés intacts… décorés pour l’occasion par un jeu d’échecs aux pièces immenses et plastifiées. L’amphi, minuscule, antédiluvien, sa rangée de pupitres sur la volée ascensionnelle de marches en bois. Une atmosphère très dix-neuvième quand on est au vingt et unième. Du haut de cet amphi – c’est une métaphore, on ne peut y accéder – un demi-siècle me contemple. Peuchère…

Les retrouvailles accomplies, les filles s’installent sur un banc, devant la pièce d’eau, sous la frondaison d’un micocoulier pendant que je refais en solitaire un nouveau retour en arrière, toutes extrémités sensibles – yeux, papilles, narines – éployées pour tenter, outre trois quatre photos, de faire revenir un peu de cette jeunesse si enfuie. Shakespeare l’avait bien dit :

Let fall your edgeless sword. Think on me ; despair and dye. Laisse choir ton épée émoussée ; pense à moi, désespère et meurt.

… Jour de pluie… le temps des foires aux vins… celui aussi de vérifier que le feu sacré n’est plus de mise. Grands Dieux ! Mais où est passée l’excitation d’antan, la fébrilité – cœur battant, bouche séchée par l’adrénaline ? Les cartons, les caisses bois estampillées aux armes des châteaux, les Léoville – les trois, Las-Cases, Poyferré et Barton – les Ducru-Beaucaillou, les Beauséjour-Bécot ou Lynch-Bages. Et les deux Pichon-Longueville, à la comtesse et au baron? Où sont les félicités à venir ? La venue des fils à fêter ? Les beaux-frères à choyer ? Et que sont mes amis devenus ? Le livre de cave abandonné depuis combien de lustres… le guide Hachette plus happé à la sauvette…

Alors ? Bernie mué Grand Zen ? Stylite ? Mahatma ? Dalaï ? Autant en emporte le vin ?

Là, seules deux caissettes bois de six bouteilles, mais jolies, un listrac – fourcas-hostein – et un saint-émilion grand cru chaudement recommandé.

L’octobre a débuté. Levé à 7h, inauguration des descentes de l’escalier « à l’aveugle ». Pour la séance d’écriture, la bougie – dans son écrin floral émaillé dû à l’imagination artistique d’Henri – est passée du stade superflu et fun, au nécessaire. Comme j’évoque mon cher beau-père, me revient l’amusante rencontre d’hier quand, toujours aux prises avec mon labeur automnal – ces Itinéraires septembraux dont je vois enfin le bout – j’ai eu l’idée de faire une plaisante ( ?) balance entre mes migraines de l’époque considérée et le mot « graine » qui m’oblige à un détour par le Planchon où je découvre que le prototype de graine issu d’ovules campylotropes est celui d’une plante de la famille des Chénopodiacées, le Chenopodium bonus-henricus. Un proche cousin par ailleurs, du Chenopodium anthelminticum dont la graine, appelée Semen-contra m’avait, en d’autres temps et pour d’autres raisons, procuré la matière d’un texte à dominante botanique. « Et c’est comme ça qu’Allah est grand », disait le célèbre chroniqueur de La Montagne.

« L’Arabe n’attend qu’une seule chose de l’avenir, c’est qu’il lui restitue son passé », Jacques Berque

J’y songe, puisque l’on fête ces temps-ci le 600ème anniversaire de la mort d’Ibn Khaldûn et que tout plein d’articles me font à nouveau croiser la route de l’ « inventeur » des sciences humaines.

« Par certains aspects, il fait penser à Machiavel. Comme le Florentin, qu’il précède de plus d’un siècle, il est philosophe et historien, il a pensé la politique et s’est mêlé de politique, il a été homme de cour, ambassadeur, conseiller des puissants, il a connu heurs et malheurs, la gloire, l’exil et un peu la prison. Mais l’un évoque les Médicis ou Savonarole, le « prophète désarmé », des chanceliers et des émissaires du pape, des condottieri et des princes, quand l’autre a affaire avec Tamerlan ou à Pierre le Cruel, à des cadi malikites et des muftis, des califes et des sultans ».

‘Abd al-Rahmân Ibn Khaldûn est mort au Caire le 25ème jour du ramadan 808 (17 mars 1406). Son Autobiographie est une composante essentielle du Kitâb al-Tbar, le « Livre des Exemples », une histoire universelle en quinze volumes comportant trois ensembles dont le premier, en six livres, est connu sous le nom de Muqadima, ancêtre de l’anthropologie, de la sociologie et de la méthodologie historique.

Son Autobiographie commence ainsi :

« La maison des Banû Khaldûn tire son origine de Séville. Mes ancêtres ont émigré à Tunis vers le milieu du VIIème [XIIIème] siècle, lors de l’exode consécutif à la victoire du fils d’Alphonse, roi de Galice. Mon nom est ‘Abd ar-Rahmân Ibn Muhammad Ibn Muhammad Ibn al-Hasan Ibn Muhammad Ibn Jâbir Ibn Muhammad Ibn Ibrahîm Ibn ‘Abd ar-Raham Ibn Khaldûn ».

Au XIVème siècle, celui d’Ibn Khaldûn, l’Islam n’a plus la splendeur de l’âge d’or andalou, gouverné par les Omeyyades de Cordoue, ni celle, maghrébine, qu’avaient assuré les deux dynasties berbères, almoravide – ces moines guerriers venus des confins sahariens – et almohade, qui, ayant écarté la précédente, ont régné sur l’Afrique du Nord et la moitié de l’Espagne de 1147 à 1269. L’empire almohade a disparu depuis un demi-siècle et tout le Maghreb, ravagé par les épidémies de la Grande Peste, est déchiré par les rivalités entre les Hafsides de Tunis, les Abdalwadides de Tlemcen et les Mérinides de Fès tandis que l’Orient arabe subit l’invasion mongole de Timûr Lang (Tamerlan). Il naît à Tunis le 27 Mai 1332 et fuit la Peste noire qui ravage Tunis en 1348.

Il ne cessera plus, dès lors, de zigzaguer à travers le Maghreb et l’Andalousie – les années où il va vers le Couchant – ou le Machrek, lorsque c’est le Levant qui l’appelle, vers Alexandrie, Le Caire ou Damas. Il va ainsi, sous son turban, enveloppé dans un burnous qui pallie les froidures des hivers rugueux et la fournaise des étés, monté, selon les hauts et les bas de son existence, sur une haquenée ou un genet d’Espagne, entouré d’une escorte martiale ou pitoyable sur son bidet solitaire, à travers les hauts-plateaux d’Algérie, les montures agacées par l’aboi de chiens faméliques ou une nuée de yaouleds aux yeux gonflés par le trachome, courant, à demi-nus, au cul des équipages. Traversant Tiaret – l’antique Tahert des Romains, nichée dans son grenier à blé, et, au hasard d’une disgrâce, faisant une halte de quatre ans à Frenda – dont le nom (Frendah) veut dire « doux repos » en berbère – pour y rédiger sa Muqadima, fondatrice d’une science nouvelle, la « science de la société humaine » (‘ils al-ijtimâ ‘al-insâni), parmi les silhouettes ruinées des djeddars, ces mausolées des premières dynasties berbères… avant Tlemcen la Magique… Tlemcen dont il aurait pu – s’il était né trente ans plus tôt –, partager les souffrances lors du siège épouvantable mené par Abou-Yacoub, le sultan (Mérinide) de Fès… la ville, isolée par une muraille, ses habitants enfermés durant huit ans… la longue fièvre obsidionale… 120.000 morts… Inch Allah…

Tlemcen, un éden entre ciel et terre, dont le souvenir, pourtant horriblement lointain, m’est toujours vivace, voire cuisant : le séjour chez un notaire, ex-condisciple de Robert, et, au détour d’un canapé, le coup de griffe d’un chat entre paupière et cristallin, un bras cassé en glissant d’une branche de noyer, fracture dont on voit la trace sur une photographie d’époque (1948) – un petit garçon en culottes courtes et tricot d’été, rayonnant et juché au bout d’une poutre-balançoire, sa sœur à un jet de salive, attendant son tour sous une avalanche de boucles blondes… Un vieux dicton prétend que la ville a sept murailles, et que ses habitants ne dorment ni le jour ni la nuit ; partout, ce ne sont que vergers d’oliviers ou d’arbres fruitiers, déjà renommés sous les Romains, boqueteaux de figuiers, de caroubiers, de térébinthes.

… Entre l’exercice d’une haute fonction et la prison, entre la charge de grand cadi malikite et une ambassade auprès de Tamerlan, entre le lustre passé à Frenda et une négociation avec Pierre le Cruel, il aura découvert qu’il est vain de chercher à élucider par des procédés rationnels les problèmes de la foi, que les jugements de l’intellect – qui est « une balance juste » ne sauraient servir « pour peser des matières comme l’unicité divine, l’au-delà, la prophétie, les attributs divins ». D’où les épisodes carcéraux : à une époque et dans un milieu maghrébin ou oriental où la position des théologiens conservateurs était très forte, il n’hésitait pas à indiquer qu’ « il faut combattre le démon du mensonge avec la lumière de la raison ».