2016-11-Discrètes salutations obituaires

Date de publication : 30 nov. 2016 13:51:40

Discrètes salutations obituaires

… Va pour une marmite saintoise en amoureux, devant la mer et le ciel plombés par le vent marin. Le vieux Toyota nous emmène ensuite sur la piste qui se prélasse entre les étangs où se mire la flaque rose des flamants et le ciel aussi. Les silhouettes floues du pic Saint-Loup, du Ventoux et de la Sainte-Victoire se déhanchent sur l’horizon aplati. Puis le miroir liquide disparaît, laisse la place aux rizières, à la lande de petits genêts rabougris. Un chemin s’enfuit, où nos pas font partir un héron cendré qui craquète son indignation d’être dérangé en pleine sieste, au milieu de grands vols d’étourneaux qui tournoient, et dont les volutes semblent aspirées puis rejetées par l’aspiration d’un Titan vers un groupe de chevaux camarguais emboîtés comme sardines, pommelés, la crinière et queue blonde, implorant l’humaine compagnie. Tournant à l’unisson leurs regards débonnaires vers l’intrus, ils ruminent, pensifs, tandis que le temps se dilate puis se délite dans l’espace immense.

La beauté du site et de l’instant est telle qu’elle distille une sorte d’angoisse et même de détresse. Pour en dissiper l’étreinte, je joue avec les deux étymologies…

Angoisse ; n.f. (XIIème ; « étroitesse », « lieu resserré »). Du latin angustia, d’angustus, participe passé de angere « serrer ». Sensation pénible de constriction épigastrique ou laryngée. La poire d’angoisse est une poire d’un goût très âpre ; elle a désigné le bâillon posé sur la bouche pour étouffer les cris. D’après Ménage, la poire d’angoisse a été ainsi nommée, non de la sensation qu’elle fait éprouver, mais du lieu où elle aurait été trouvée, Angoisse, dans le Limousin. Mais, dans tous les cas, cette origine a été oubliée, et il n’est resté que le sens d’angoisse à une poire d’un goût qui serre la gorge. (Littré)

« Albe en jette [des cris] d’angoisse, et les Romains de joie » Corneille, Horace.

Détresse. n.f. (XIIème, destrece : « passage étroit » ; du lat.pop. districtia « étroitesse », participe passé districtus de distringere « serrer ») – cf. « détroit », « district ».

« Vous qu’afflige la détresse

Croyez que plus d’un héros

Dans le soulier qui le blesse

Peut regretter ses sabots » Pierre Jean de Béranger, les Gueux

*

En ce petit matin, ce sont les rapports inattendus entre « diabète » et « siphon » qui me mettent en joie.

Diabète (du grec diabètès ; de dia « à travers » et bainen « marcher ») est d’abord le nom technique donné à plusieurs instruments, compas, fil à plomb, et vase muni d’un siphon qu’on appelle aussi « vase de Tantale ».

Siphon (grec siphon) : « tube creux », « conduite d’eau », « trombe d’eau ».

« Les mers de Chine sont exposées à des siphons, espèces d’ouragans très redoutables pour les vaisseaux » La Pérouse

Les deux mots sont étrangement liés – le diabète pour nommer un siphon, le siphon pour la trombe d’eau évoquant la polyurie diabétique.

Et, sans doute une curieuse prémonition, en parcourant la lettre D, presque l’un sur l’autre, « dialyse » et « deuil » : un coup de fil dans la matinée nous apprend que l’aïeul est transféré en dialyse à l’hôpital.

Une longue promenade d’une heure sur les quais du Gardon par une température printanière en cette mi-janvier – le Midi Libre local annonce fièrement que des cerisiers refleurissent çà et là, en Cévennes. Longeant le parapet, dans la lumière matinale, l’œil rêveur posé sur les familles de canards qui surfent sur le miroir de la rivière, nous refaisons le parcours de Julie lorsqu’elle rentrait du lycée… La fille au chien, comme on la nommait alors dans son quartier…

Le tour de vis que je donne au psychodrame familial m’amène presque naturellement à jouer avec « écrou », aux deux sens tout à fait différents et dont les étymons n’ont aucun point commun. Le genre féminin d’origine est devenu masculin pour les deux.

Écrou 1. n.m. (XII° ; du francique skrōda : « lambeau », « morceau coupé ». Le mot a désigné d’abord un morceau de parchemin, puis un registre de prisonniers et enfin, l’acte constatant la remise d’un individu à un directeur de prison. Seule subsiste l’expression « levée d’écrou ».

« Cet homme était écroué sous le n° 9430 et avait nom Jean Valjean » Victor Hugo

Écrou 2. n.m. (1392 ; bas latin scrofula, lat. scrōfa « truie »). Emploi par métaphore pour désigner la partie femelle d’une pièce métallique où s’engage une vis. Dans la même veine métaphorique, on a « porcelaine », désignant d’abord un coquillage dont la forme rappelle la vulve de la truie.

« Alors les couchettes, les hublots, les têtes d’écrou peintes en jaune qui hérissaient les parois, tout lui serait familier, intime » Jean-Paul Sartre, Le sursis.

On peut noter le « e » pour les deux étymons qui commencent par un scr pourtant conservé dans « scrofule », nommé aussi « écrouelles », encore par métaphore porcine à cause des fréquentes tumeurs ganglionnaires chez le porc. Chez l’homme, les écrouelles – que le roi nouvellement sacré était sensé toucher et guérir – sont des adénites tuberculeuses cervicales.

*

Voilà. Le vieil homme a mis son arme à sa main gauche, il ne mettra plus d’eau dans mes vins… Une issue vite emballée, que j’ai pu illustrer par une image vinicole. En ce dimanche, il est 11h30, je débouche un troplong-mondot 1992, il est vivant. Je le bois, il est défunt. J’ai ma dernière vision de lui, semi-comateux, mais entendant mes encouragements chuchotés à son oreille. Il essaie de me parler sans y parvenir, sa main puissante de potier serre la mienne d’une terrible force.

… La pauvre dépouille habillée, cravatée de l’homme mort. L’apparence physique intacte, les yeux fermés, la bouche aux lèvres amincies exsangues, les cheveux pendants. C’est le même qui, voilà deux semaines, ses yeux bleus de glacier alpin plantés à vif dans les miens, ne voulait pas croire qu’on venait de l’opérer et prenait des nouvelles de mes « rhumatismes ».

Le cortège escalade cette route de Portes qu’il a si souvent empruntée en martyrisant son embrayage, puis dégringole sur Chamborigaud dans la douceur de l’après-midi d’automne, épousant les viroulets du Luech qui somnole entre ses berges tout emplies de vieux mas empanachés. Les deux tableaux que nous installons sur le porche de l’église du Chambon, un cévenol (je suis parvenu à substituer une jolie gouache de la vallée de La Vernarède au château de Portes d’abord choisi par une âme peu charitable), et un second, savoyard, rendent un dernier hommage à l’artiste. La cérémonie est simple et dépouillée, sans trop de bondieuseries ; quelques interventions familiales saluent le passage entre terre et ciel du sociétaire perpétuel de l’Art cévenol. Le cercueil sort de la nef accompagné par le Tacea la notte du Trouvère de Verdi, que j’ai choisi comme un clin d’œil à ses amours italiennes.

C’est la raide montée derrière le corps jusqu’au caveau encore vierge et rustique, esseulé entre quelques monstruosités de marbre… On baigne désormais dans une petite lumière rousse, les croupes des collines dorées par un léger contre-jour surplombant la rivière figée sous une buée impalpable et le tain éclatant de quelques carreaux. Une sérénité intemporelle. J’ai une pensée pour ma maman perdue dans un cimetière sans cachet. Elle eût raffolé de cette dernière demeure, un vrai cimetière marin, mais pour marins d’eau douce.