2015-11-Pas d'orchidée pour miss Blandice - Chapitre 2 (extrait)

Date de publication : 10 févr. 2016 10:54:46

Pas d'orchidée pour miss Blandice

Chapitre 2 (extrait)

C’est là que tout est arrivé…

Déjà, tandis que nous escaladions les marches étroites, nous nous étions frôlés, elle avait même pris appui de façon fugace sur mon bras nu. Elle avait arrêté son babil. Son visage était si proche, j’avais approché mes lèvres des siennes. Le temps s’est suspendu aux ailes des anges. Elle tremblait contre mon corps.

J’ai enfin goûté sa salive et nos langues ont fait connaissance. Nous en connaissions quatre, les mêmes, rompus que nous étions aux subtilités de celles de Shakespeare, de Sénèque, de Xénophon et, bien sûr, de Voltaire. Abreuvés de longue date aux postillons, fussent-ils métaphoriques, de Démosthène et de Cicéron, nous ignorions chacun les contours délicieusement charnus de nos muscles buccaux respectifs. Ah, ça vous avait un goût autrement coruscant ! Et, à part moi, je ne pouvais m’empêcher de m’exclamer : « Que de temps gâché ! », tandis qu’éclataient à mes oreilles, en résonnant aussi fort que des orgues dans un narthex, la voix de rogomme et les éclats cuivrés de la trompette du grand Louis Satchmo Armstrong :

« Give me a kiss to build a dream on

And my imagination will thrive upon this kiss

...

When I’m alone with my fancies

I’ll be with you

Weaving romances, making believe they’re true »

Au bout d’une éternité de la durée d’un clin d’œil, les lèvres gercées par la luxure, nous reprîmes notre souffle. Insensiblement, nous avions buté contre le fond du réduit où pendouillaient sur des portemanteaux des costumes de scène chamarrés. Contre un mur, deux gros coffres en pin brut, entrouverts, vomissaient des draperies, des soieries, des fanfreluches, des boas un peu déplumés, des brocarts. J’en avais déduit qu’on avait dû donner, qu’on donnerait sans doute encore, une représentation théâtrale.

Comme des gosses, nous vint alors la fantaisie de passer quelques-unes de ces hardes échappées du chariot de Thespis. C’est moi qui initiai le bal costumé, d’abord dans la louable intention de dissimuler à ma conquête l’encombrante gibbosité que la fougue palatale avait fait naître et prospérer dans la partie pelvienne de mon anatomie (une protubérance encombrante qui ne me quitterait pas durant les douze mois de coexistence rapprochée à venir).

C’est – j’en jurerais – au cours de ces instants d’ivresse qu’est née ma passion pour les étoffes ainsi que le lien implacable entre tissus et sexualité.

Je passai autour de ma taille un foulard en soierie et, tout uniment, entrant dans le jeu, elle enfila une délicate liquette qui, à mes yeux de béotien, me sembla être une cotonnade un peu raide. « De l’organdi, me dit-elle, enjouée et visage rosi par l’émoi."