2015-01-En poursuivant la madeleine

Date de publication : 18 janv. 2015 17:38:58

Par ce début d’après-midi, on s’entre aide, nous deux, la chienne, jusqu’au sommet de la colline d’où la vue est si fabuleuse qu’il faudrait un télé-objectif pour fixer à jamais le château ruiné de la Reine Jeanne dans son double écrin de nuages – un cocon d’albâtre au premier plan avec, au second plan, une forte écharpe de ce gris plombé et mat que j’appelle gris « cuirassé Missouri » en souvenir de la visite avec Robert, années 50, de ce monstre des mers… en laissant l’œil se déporter légèrement sur la gauche, le dôme verglacé du Ventoux clignote et joue les sorbets… Provences…

Plus tard, le couchant se pare de grenats, saphirs, délicats zinzolins. Un ciel d’incendie que tentent en vain d’étreindre les branches torturées des grands pins. Incandescences azurées.

La nuit se referme sur nous qui n’y pouvons mais.

En ce dimanche, la routine l’emporte – comme, d’ailleurs, elle en est accoutumée : les gâteaux de soirée et le JDD, la mise en route par mes soins du plat de résistance de notre midi dominical, un machin canaille et bonne-femme, un jarret de bœuf muni d’un os à moelle comme on n’a pas idée, que je fais mijoter sur un lit de carottes et un oignon piqué de girofle tandis que la botte de navets, cuite la veille, attend pour réchauffer dans le jus. Ma tambouille embaume la maison et j’entends presque haleter mon lecteur impatient : « Et le vin ? ». Eh bien, comme vin, je vote pour un bourgogne léger, un Hautes-Côtes de Nuits de chez Albert Bichot, dont le rubis de la robe étincelle bientôt dans son verre ad hoc et ventru. En entrée, après un petit fenouil en salade, la moelle étalée sur quelques grillettes.

Comment ne pas évoquer la madeleine que représente la moelle ? Ces pot-au-feu qui voyaient Robert officier, répartissant avec une parcimonie conditionnée par l’équité la diabolique et substantifique gelée tremblotante… Après la double dégustation - la réelle, la virtuelle - mon jarret et ses divines carottes font merveille, ainsi que le breuvage bourguignon ; nos papilles se trémoussent, pâment, jubilent.

L’école buissonnière diareuse me fait maugréer : j’incrimine le tournoi, m’emporte contre le ou les marchés, m’en prends au texte mis en train la veille, « Comme un soleil dans l’ibère »… sont-ce les deux rêves pinky que j’ai mis sous la plume de Dos Passos ? Le troublant parallèle salle Gaveau (où il fit connaissance avec sa jeune vendéenne) / salle Pierre-Bordes (où, pour la première et dernière fois j’aurai plané en exhibant la mienne à la face du monde, descendant à la fin du concert cette volée de marches qui semblaient vous conduire directement dans la mer ? Moi qui ne vivais, Harpagon déjà confirmé – et sans doute avisé – que pour la tenir enfermée en nos antres parfumés à toutes les teintures, les banales ou les héroïques ! Tous les éthers, les alcoolatures ! Piquants iodoformes ou écœurantes valérianes ! Pour le coup, la nuit fait germer un début de nouvelle, qui ne fera qu’attendre…

« Le bateau, gros paquebot blanc, a quitté le port aux mugissantes sirènes. Bien vite, la queue bifide de son sillage déroule sa signature blanche et bleue en double spirale tumultueuse. Lui, jeune éphèbe encore imberbe se retrouve à jouer les Tarzan sur les arceaux découverts qui jusque-là maintenaient à l’abri une large piscine et le voici coincé, mais libre, entre la haute mer qui enserre les flancs lisses du liner, la houle légère et bénigne de l’eau prisonnière et l’immensité tragique d’un azur que nulle panne nuageuse ne dépare. Le voici dans l’onde, voici un gamin qui barbote non loin et voici la fille, inopinée, qui coule sa brasse, moulée dans un maillot une pièce un peu obsolète. Regards (regards encore, regards toujours), promesses…"

Lors de la venue de nos amis – nous jouons sur deux ou trois jours, les passeurs, non pas de l’Achéron mais des rives d’une année usagée aux berges de la nouvelle – j’aurai pu ressentir cette curieuse orientation des neurones, noter cette sorte de polarisation qui ne vaut pas qu’en chimie, cette « mise en face-à-main » de la matière pensante que (pour la seconde fois en à peine une grosse semaine, j’ai presque « vu » se mettre en place et dont, à tout le moins, j’ai pu a posteriori démonter les mécanismes). Mode d’emploi : entre temporal et pariétal, promener le petit miroir contre l’hypothalamus et l’amygdale… Nota bene : penser à prendre à gauche lorsqu’on aura longé, à main droite, le nerf olfactif.

Une exploration cérébrale initiée par une discussion au sujet de la loi, dont les amendements restent à venir, sur l’organisation des études et diplômes de psychanalystes et autres psychothérapeutes au cours de laquelle je me suis souvenu d’un couple de « thérapeutes » fort contestés dans les années 80, sans toutefois que les patronymes d’iceux me reviennent. Un échange de vues qu’un échange de livres enrichit : dès le premier après-midi nous troquons le bouquin dont ils viennent de nous parler – un polar proustien écrit par une spécialiste des choses de Combray – contre le Goncourt qu’ils n’ont pas lu, cet Alabama song dont j’ai intégré des passages dans deux de mes derniers écrits. C’est clairement Proust qui interfère avec la recherche de ces patronymes rebelles (Ah, ah ! Coucou, Lacan !)

Plus avant dans la soirée, voilà notre Bernie réfugié sur l’ancien fauteuil du vieux salon, dans le hall, à feuilleter les premières pages de son polar proustien.

Et là, à sa surprise ébahie, le simple fait d’en lire deux pages et voici le nom du second compère, Guattari, venu se poser docilement sur son oreille gauche, tout près du temporal : bien sûr, tout devient facile puisque j’ai compris que c’est le nom du divin Marcel qui a débloqué l’affaire, désengorgé mes synapses enrayées : le nom du premier, dont je sais qu’il a écrit en son temps « Proust et les signes », je m’en vais le trouver sans peine sur les étagères de la chambre d’amis, au rayon “livres intellos”. Gilles Deleuze…

« … le principe dans lequel on peut retrouver ce temps perdu lui-même, le centre autour duquel on peut l’enrouler de nouveau pour avoir une image de l’éternité. […] La mémoire involontaire nous donne l’éternité, mais de telle manière que nous n’ayons pas la force de la supporter plus d’un instant, ni le moyen d’en découvrir la nature. Ce qu’elle nous donne, c’est donc plutôt l’image instantanée de l’éternité ».