2016-09-Le juin (grandes délices et petites misères)

Date de publication : 4 sept. 2016 08:16:20

Le Juin. Grandes délices (et petites misères)

Ah, ces petits matins de juin ! Ce bruit de mer que produit une brise débonnaire dans la mâture des grands pins… Ce rayon de soleil mutin qui caresse la hampe florale d’un aloès socotrin jadis prélevé devant l’arc blanc de Port de la Selva. Est-ce l’effet de la comptine du romarin, toute récente revenue ? Je “vois” (en rêve bien sûr) mon père, alias « le Berbère », sur la montée goudronnée de l’arrivée, rajeuni, aminci par un séjour en clinique, jouer avec mes sœurs.

Allez ! Un petit coup d’œil sur la Presse du jour, trois premières pages consacrées au mystère de l’évaporation du vol AF 447 abîmé entre Brésil et Afrique – pour être précis entre San Fernando de Noronha, un archipel inconnu, perdu en mer à l’Est de Recife, et les îles du Cap Vert. Deux poussières terriennes où l’on parle portugais, anciens témoins des gloires lusitaniennes, de part et d’autre de l’Atlantique Sud. D’ailleurs, sans doute pour faire couleur locale, un prince portugais est au nombre des victimes, Pedro Luis de Orléans e Bragance…

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Et un aller-retour alésien non motivé par des obsèques. La chose commençait à se faire rare… Bien au contraire, par des retrouvailles, forcément avec des fantômes et l’un plus particulièrement. Et tout un tas de petits flashes comme des crépitements électriques, petits chocs fugaces, tilts, orages mécaniques.

La tête de la maîtresse de céans dans l’huis entrebâillé, sa chevelure rase et grise d’oison déplumé après sa première chimiothérapie… le petit balcon ensoleillé où les fumeurs s’en viennent – tiens ! une petite nouvelle, inattendue – exhaler quelques volutes, toutes les plantes des jardinières calcinées, y compris deux géraniums qui n’auraient demandé qu’à servir de forget me not (encore que de myosotis nul besoin, l’appartement tapissé de photos de la chère disparue). Les petits mots et instructions comminatoires manuscrites indiquant où et comment diriger son jet de pipi, ce qu’il faut faire ou ne pas faire avec ses doigts et jusqu’à la fréquence optimale de la miction, son rythme, sa force…

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Cabrafol

… Faut dire que Vince nous avait concocté une journée de gala, un pique-nique – nous dit-il – dans les gorges de l’Héric, un coin superbe nécessitant une petite trotte d’une demi-heure à peine. Après une attente un peu longuette due au changement urgent des filtres divers rendant l’eau de leur ru propre à la consommation, nous déguerpissons en milieu de matinée, avec une halte à Mons pour trois courses alimentaires. Le vaillant coursier successeur de la Grenouille nous hisse ensuite par un raidillon aussi pentu que tournicotant jusqu’au hameau improbable du Bardou accueillis par les clameurs exotiques et stridentes d’un bataillon de paons – quinze maisons cévenoles retapées à neuf presque au sommet de l’énorme plateau du Caroux, une sorte de montagne de la Table qui surplombe la contrée du haut de ses onze cent mètres.

De là, un escalier de lauzes et un GR empierré nous amènent, par une côte très “casse-pattes”, à un petit col d’où on dégringole interminablement, à travers les châtaigniers, sur le torrent nommé l’Héric : presque une heure de marche et les jambes déjà qui tremblent…

Mais la place est à nous, le filet limpide d’un gour où l’eau se faufile à travers des rochers cyclopéens, dont la réplique exacte et inattendue d’un dieu inca qui surveillera nos trempettes d’un œil sourcilleux. Un verre de vin blanc de Saint-Chinian et un bâton de berger de Lacaune surgissent comme par miracle. Déjà, les bains tenue d’Adam… déjà le pique-nique à trois, parents comblés, leur ex-bébé tout à eux.

Et, une fois baignés jusqu’à plus soif en ce cristal glacé, une fois repus, on repose mollement sur le sable de notre plage privée…

Puis, à nouveau, l’escalade, follement escarpée, dans le sous-bois torride. Suant, soufflant, hors d’haleine avant d’atteindre ce maudit col. Les paons, qui barrissent et braient à qui mieux mieux nous informent que nous touchons au but. La fin de la première étape tout au plus.

Notre fiston a encore une flèche à son arc, un tour dans sa sacoche : un autre sentier, cette fois inondé de soleil – c’est à deux pas, mon œil ! – nous conduit contre la rive d’une retenue EDF, un coin charmant et tout à fait rupestre, une forte cascade où l’on peut, à nouveau, se baigner sans voile aucun. Nous en aura t-il fait découvrir, en quelques années, de ces lieux édéniques à un peu plus qu’un jet de pierre de leurs tanières bucoliques, le moulin sur le Jaur, l’autre torrent qui longe le chemin vicinal et ces bords de l’Orb, la veille, où, en son absence pour cause d’obsèques, nous avons découvert le vignoble justement de Saint-Chinian, Roquebrune et ses canards qui font la nique à des cygnes sous l’arc orgueilleux d’un pont en accent circonflexe. Avec des clins d’œil à jadis… on enjambe ainsi le Vernazobre, un surnom paronymique à moi trouvé, dans les débuts de la fac montpelliéraine, par le facétieux Angladon… et, dans la traversée de Rieu-Berlou – un haut-lieu du vignoble –, le panneau indiquant le domaine des Jougla, mon premier Saint-Chinian des années 70 (où nous fûmes déjà accueillis par les trompettes stridentes des paons perchés dans les arbres du parc).

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Ce rêve curieux, déchiré mais révélé par l’éveil : dans un grand appartement, Robert. A mon arrivée, son visage – j’ai noté, un peu surpris, qu’il est légèrement plus rond qu’au naturel – s’illumine, ses yeux brillent du plaisir de me voir. Un Berbère comme on n’en voit plus, terriblement vivant, chaleureux et rose. Mais, bon Dieu, comment garde-t-on ainsi des stocks d’images mentales ? Créées au cours de l’activité onirique ou bien que l’on va chercher, en fonction des besoins, au cours du rêve et repêcher au creux profond d’une circonvolution ?

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… La fête des Pères dans deux jours, l’été officiel et « Sugar » qui arrive…

Le solstice et tout ce qui s’en suit, la durée des jours en chute, d’abord insensible et pourtant, de ce jour, inéluctable. Mais foin de mélancolie, au cul le spleen baudelairien, place au beau temps, aux corps libres dans l’onde, au chant du monde à la Giono.

L’image du week-end? Julie priant – sèchement, comme elle sait le faire – sa nièce pour le moins plantureuse, de bien vouloir se voiler la poitrine (de se couvrir, en somme, les nichons), elle qui se balade par deux fois seins nus à travers les pièces du logis. Les dernières infos, recoupements, impressions diverses semblent bien corroborer l’idée que nos deux nièces sont en train de rendre chèvres leurs mamans respectives… Tout en combattant vaillamment pour une décence minimale – il est curieux de noter que le poitrail à l’air soit choquant à l’intérieur quand il est largement admis au soleil – ma chère et tendre lutte aussi, mais sans espoir ni résultat, contre l’éventration de la salle de bain du bas, tiroirs ouverts en vrac, serviettes jetées au sol, coton-tige et cotons usagés débordant de la mini-poubelle, fards et pommades, onguents divers, flacons de vernis à ongle… un Waterloo domestique.

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Un « Sugar » (la présence de sa cousine ?) surexcité, plus bruyant que cent mille afghans furieux s’étripant lors de l’un de ces bouzkachis chers à Kessel. Une plage de calme se présentera néanmoins lorsque Julie emmènera les gamins pour une course de grande surface : je profiterai du moment de répit dans ma crique ensoleillée pour démêler les relations embrouillées de « cahoteux » et de « chaotique », vieux con atrabilaire peut-être, mais dans un silence seulement troublé – c’est dire s’il est sépulcral – par le chuintement lointain des jets rayant l’azur à trente mille pieds. Car de mots produisant le son « K, O », notre aimable langue française en possède trois, “cahot”, “chaos”, et, justement KO. Et, pour une langue latine, ça la fiche un peu mal : nous avons là un francique, un grec et un anglais !

A l’origine, c’est le logiciel Word de l’ordinateur qui m’aura montré sa réprobation en me voyant accoler l’adjectif « cahoteuse » au substantif «situation ». Or une situation ne peut être que chaotique et une route, cahoteuse. C’est ainsi (seul Queneau, dans les années 1950, a, par pure bravade, osé le sacrilège), tous mes bréviaires le confirment.

Chaos. n.m (1377; lat. chaos, du grec khaos). Dans la théologie païenne, le mot décrivait la confusion générale des éléments avant leur séparation et leur arrangement pour former le monde. Au figuré, il a pris le sens de « confusion », « désordre complet ».

« Un désordre éternel, un chaos de malheurs

Mêle à nos vains plaisirs de réelles douleurs », Voltaire, Désastre de Lisbonne

L’adjectif « chaotique » date lui de 1838.

Cahot. n.m; déverbal de “cahoter” (1564); du francique hotton “secouer”. L’adjectif « cahoteux » date de 1678.

« Mais de quel coche ici me venez-vous parler ?

Du coche le plus rude où mortel puisse aller

Et je ne pense pas que de Paris à Rome

Un autre, tel qu’il soit, cahote mieux son homme », Regnard, Les Ménechmes, VIII, 5

KO . L’utilisation en français de l’abréviation du verbe anglais knock out date de 1904.

Elle reprend le sens du verbe qui signifie « assommer » en y ajoutant parfois la notion de fatigue. Une belle occasion de vérifier comment, outre-Manche, on utilise les adverbes postposés pour changer le sens d’un verbe : seul, to knock c’est « frapper », « cogner » ; suivi de about ou around, c’est « bousculer », de down, c’est « renverser », « étendre », de up, c’est « construire à la hâte » voire « engrosser à la hussarde ».

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Nous sommes à la gare TGV à l’heure du rendez-vous, un peu avant midi, puisque nous ramenons le gamin à ses géniteurs puis, dans la foulée, sa cousine à son domicile marseillais. Nos maîtres ès sociologie et sciences-politiques descendent à l’instant d’un splendide taxi Mercedes. Durant dix minutes, là, sur le trottoir des départs, un sextuor étonnant s’étale, à la composition inédite depuis de longues années. Après des embrassades détendues, les remerciements insistants des parents pour la garde de leur rejeton – mon fils me tendant même un tout mignon sac Hédiard renfermant une bouteille d’un cru de Provence. Mazette ! Mon cœur de père en suffoque et mes jambes en tremblent… La dernière occurrence datait d’il y a quatre ans, un auxey-duresses acquis chez le caviste du village.

… Un jour, on le voit, à marquer d’une pierre blanche (superficiellement, il pourrait s’agir d’une scène banale comme il y en eut tant, comme si rien n’avait eu lieu ou que l’on se réveille en se disant : « Mais, grand couillon ce n’est rien, à peine un cauchemar »).

Car, en ce dernier dimanche de juin, tout arrive – c’est sûr – à qui sait attendre : au petit matin, c’était le premier bain de Bernie à son lever, soleil levant basculant par dessus la cime des grands pins… une entrée dans l’eau toujours saluée in petto par les fantômes d’entrées similaires, mêmes heures, mêmes températures, mêmes émois, à Campomoro ou Porto Petro.