2017-06-Chapelle Saint-Vérédème

Date de publication : 1 sept. 2017 12:32:06

« L’idée selon laquelle la nature est chaotique, et c’est l’artiste qui y met de l’ordre, est à mon avis parfaitement absurde. Tout ce que nous pouvons espérer, c’est de mettre de l’ordre en nous-mêmes »

Willem de Kooning

Tapi dans une anfractuosité de la falaise abrupte, l’aigle promenait son œil souverain – fente d’obsidienne tranchant net un iris d’or –jusqu’à la mer dont on devinait par endroits le miroitement. Rien ne bougeait sous le soleil déjà haut. Sous son regard, la plaine s’étendait, étale et nonchalante, d’un bout à l’autre de l’horizon.

Averti par un instinct millénaire, le rapace prit son essor d’un seul battement de sa large envergure. Sur la face interne plus claire des ailes, une forte bande transversale sombre trahissait son espèce. Un courant ascendant aussitôt trouvé, il stabilisa son vol en cercles concentriques de façon à examiner ce qui venait de l’alerter, un point minuscule se déplaçant sans heurt ni hâte sur le ruban ocre de la draille. Aspiré par la colonne d’air chaud, il élargit la circonférence de ses orbes silencieux afin de s’en rapprocher et, parvenu à la verticale de la silhouette s’avançant d’un pas régulier, il reconnut sans peine la forme d’un homme portant un maigre baluchon au bout d’un bâton en bois de laurier.

L’intrus se dirigeait vers le Nord et la grande villa romaine plantée au mitan des labours, là où ses congénères avaient établi leur existence industrieuse depuis des générations que les rapaces et les humains partageaient le site en bonne intelligence. D’ailleurs, à l’appui du sentiment de routine paisible ressentie par le seigneur de l’éther, quelques fumées s’élevaient sur ces parages avec la grâce tranquille des oréades chaloupant leurs danses sibyllines.

Rassuré, il crut pouvoir s’autoriser une parade nuptiale censée charmer quelque belle amie potentielle en exécutant force acrobaties et figures de voltige tout en scandant des youh youh aigus et mélodieux se terminant par un grave sifflement continu avant de regagner son refuge dans la roche où il escomptait retirer bien vite les bénéfices de ses prouesses aériennes.

Pendant ce temps, l’homme s’était rapproché. Il passa devant un vieillard installé sous un chêne kermès et observant une cinquante de moutons paissant l’herbe rase ainsi qu’une bonne dizaine de chèvres dressées sur leurs pattes arrière et mâchonnant des buissons d’épineux. Un chien gisait à ses pieds sans un regard pour le troupeau. Le berger admira la prestance de l’arrivant qu’il salua d’un geste du bras.

C’était un homme jeune, à la chevelure blonde et bouclée encadrant un visage ouvert et bienveillant. De stature moyenne, la taille bien prise dans une toge en toile écrue serrée par une cordelette, les pieds dans des sandales en cuir, il s’arrêta, s’enquérant de la possibilité de demander l’hospitalité au maître de céans. Sur l’affirmative, il observa la bête affalée. Le vieux lui expliqua que le chien était quasi immobilisé depuis la veille par une paralysie de l’arrière-train. L’inconnu s’accroupit avec une souplesse que le berger lui envia avant de se mettre à palper l’échine de l’animal tout en marmonnant une litanie incompréhensible. Enfin, il se redressa, prit congé du pâtre chenu et poursuivit jusqu’à la villa maintenant toute proche, en proie à l’agitation bien ordonnée d’une journée ordinaire.

Dans la vaste cour qui s’étale devant les bâtiments entourant le corps d’habitation, granges, resserres à grain, étables, des hommes de peine scient du bois de chauffage, des servantes jettent du grain à une volaille excitée par la provende et, à l’écart, dans une forge, un hercule tape à bras raccourcis sur une enclume fichée devant un brasier.

On accède volontiers à sa demande d’un peu d’eau et d’une galette de blé dur. Une troupe de gosses s’agglutine autour de lui, admirant avec convoitise son bâton sculpté dont la poignée s’orne d’une torsade. La nuit venue, il dormira à l’abri d’une grange dont le foin exhale des senteurs enivrantes. Mais il ne compte pas s’endormir dans les délices de Capoue, il n’est pas venu pour ça.

Il prendra congé des uns et des autres après que la lune se soit levée et couchée par trois fois dans ces cieux où l’azur règne sans partage avant de rebrousser chemin vers la ligne austère des falaises qu’il longeait lors de son arrivée et où il a repéré, semblant accessible, une grotte lui paraissant propice à son dessein.

Chemin faisant, il repasse devant le berger enraciné sous son yeuse. Si l’homme est immobile, le chien a l’air d’avoir fait une cure de jouvence : il encercle certaines de ses ouailles étourdies à grand renfort de manœuvres serpentines. Son maître se confond en pudiques remerciements et, interrogé sur les dimensions de l’excavation à fleur de paroi, lui assure qu’elle peut lui servir d’abri étant atteignable par un sentier, certes de chèvre mais praticable par un homme agile et non sujet au vertige. Notre gaillard abandonne le vieux pasteur et ne tarde pas à avaler le raidillon.

Au fait… Tout occupé à décrire le cadre idyllique − ce vallon serré entre collines et falaises et débouchant sur une plaine dominée par la masse altière de la montagne que les gens du cru nomment Opiho et ses puissants épaulements − on n’a pas encore fait les présentations.

Notre éphèbe s’appelle Veredemus, c’est un jeune Grec qui vient vivre sa vocation de solitaire dans l’ancienne Provincia romaine. Il a quitté son Péloponnèse natal à la suite d’un différend avec son père qui lui déniait le droit de mener cette vie d’ermite à laquelle il aspire. Il a traversé la Méditerranée à bord d’un navire de trafiquants de Massalia, ce comptoir que des Grecs de Phocée ont installé sur la côte. Nous sommes à la fin du VIIº siècle de l’ère chrétienne, sous les derniers rois mérovingiens.

Veredemus va vivre ainsi reclus durant cinq ans, suspendu entre ciel et terre, passant son temps en méditation et en prière. Sa réputation de saint homme n’a cessé de croître. Le berger a raconté à qui voulait l’entendre la guérison miraculeuse de son chien et la population alentour amène avec une ferveur qui ne se démentira plus tout ce qu’elle compte d’estropiés, bancals, goitreux, femmes frappées de stérilité au merveilleux anachorète. Veredemus se multiplie, les guéris se répandent en louanges, la renommée de l’incarcéré volontaire grandit.

Après ce lustre passé près de la villa de Saint-Pierre-de-Vence, sous la haute protection de sainte Cécile – dont la colline escarpée ferme la ligne de falaises, à l’aplomb de la petite plaine – il va reprendre son baluchon d’itinérant pour s’en aller rejoindre un de ses compatriotes, Aegidius, né à Athènes, qui mène la même existence recluse dans une grotte située à quelques lieues de là, à la baume de Sanilhac près du pont du Gard. Les deux hommes « vivant dans la chair comme s’ils n’en avaient pas », se nourrissent d’herbes sauvages et de simples, boivent l’eau des sources avoisinantes et résident dans des grottes séparées puis se retrouvent dans une chapelle qu’ils ont installée au creux d’un rocher où ils joignent leurs prières. L’Athénien y finira sa vie quand Veredemus, choisi comme successeur par saint Agricol, l’évêque d’Avignon, exercera sa charge durant vingt ans sans rien changer à sa manière de vivre dans l’austérité. Les deux ermites seront canonisés, Veredemus sous le nom de saint Vérédème et Aegidius, sous celui de saint Gilles.

*

Treize siècles après ces événements, j’avais fait l’acquisition d’un vieux mas perché sur un tertre à la lisière du village d’Eyguières, petit bourg provençal assis sur une croupe rocheuse à l’aisselle des Alpilles. Le vendeur octogénaire ne pouvait plus assumer l’entretien de la bâtisse et de ses dépendances. Il désirait se retirer à proximité de sa fille, dans des conditions d’existence plus conformes au confort affectif et matériel auquel il aspirait.

Lorsque le logis vénérable eut pris possession de moi – d’un commun accord, il m’avait abandonné moyennant compensation quelques meubles de famille, bahuts et armoires dont le chêne ou le noyer craquaient au profond de la nuit (les mâtins prenaient désormais leurs aises, faisant péter tenons et mortaises, tout à la joie d’avoir échappé à l’injure du hangar d’un brocanteur et jamais rassasiés par les litres d’encaustique que je leur prodiguais) –, je tombai lors d’une nuit d’insomnie sur une série de cahiers d’écoliers poussiéreux oubliés dans un tiroir. Le bonhomme y avait consigné au jour le jour ses humeurs et ses balades. Itou le temps qu’il faisait, itou ses joies et ses dérélictions, itou ses agapes conjugales en un minutieux soliloque avec soi-même.

Faut-il le dire ? J’ai longtemps cheminé en sa compagnie…