Le col de la Croix de Berthel

Date de publication : 5 janv. 2019 17:04:15

Le col de la Croix de Berthel

Un souvenir lointain s’est emparé de moi. Cet été 1959, fondateur et ultime à la fois. Je revois une villa de vacances, des vacances qui ne sont pas les miennes. La villa surplombe les premières dunes à Moretti, au travers desquelles un petit raidillon sablonneux rejoint la grève… Pendant que, sur le sable, contre la hanche d’un monticule, je touchais les premiers dividendes de mes assiduités, on jouait au bridge dans les hauteurs où cliquetaient verres et bouteilles, glaçons, apéritifs… Un premier contact avec le luxe associé au calme du ressac, à la douce brûlure de la volupté, bien loin de Belcourt ou du Champ-de-Manœuvres, bistrots enfumés, immeubles décrépits.

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Après la fiesta familiale au-dessus du Luech, nous sommes montés coucher aux Blancards avec nos jeunes Parisiens, sans savoir encore qu’il s’agissait d’un adieu. Le lendemain, sur le parking du château de Portes, on a fait quelques emplettes, des vins de cépage à la boutique de produits locaux, syrah, merlot, sauvignon et autres cabernets, quelques pâtés et six pélardons. Il est midi passé et j’embarque tout mon petit monde dans le 4x4, par un temps grisouilleux et doux, sur la route de la Croix de Berthel.

C’est la tranquille escalade, la route qui grimpe en tire-bouchon sous les bogues vert acide des châtaigniers et, une fois dépassés les petits hameaux qui la parsèment, les panneaux de Saint-Andéol-de-Clerguemort et Saint-Frézal-de-Ventalon, la lande à genêts et à bruyères se prélasse sur les croupes du mont Lozère. On s’installe bientôt pour le pique-nique sur un coin unanime. L’endroit surplombe Vialas, sa faille tutélaire et fantasmagorique où les rocs déchirent les pannes de nuages luisant faiblement sous le soleil voilé… Les pentes qui nous surplombent ou qu’on domine sont nappées à profusion par les deux bruyères en fleurs, la cendrée délicate et pâle, la callune si commune, plus haute et colorée, qui rivalisent d’élégance et de distinction. Corolle urcéolée versus corolle campanulée font un clin d’œil à Maguy si friande de cette plante dont la grâce et la mélancolie légère s’accordaient si bien à son caractère…

Plus tard, feuilletant mes bouquins de botanique pour rafraîchir ma mémoire, j’en prendrai un – de souvenir – en pleine figure, gros traître au détour d’une page : dans la même famille des Éricacées, après les genres Erica, Calluna, Arbutus (l’arbousier), Arctostaphylos (la busserole ou raisin d’ours), Vaccinium (les myrtilles) me pète au nez le vieux Gaultheria, oublié dans un recoin profond du cerveau. Ce Gaultheria procombens, ou thé du Canada, que je mâchonne un moment, et dont je retrouve le goût sauvage, associé à son essence de Wintergreen et au salicylate de méthyle.

Ô! vertes années, ô jeunesse évanouie…

Ces réminiscences ont un fruité, un craquant, une sapidité presque surnaturels, et coïncidence littéraire oblige, j’associe leur intrusion invasive et un peu saugrenue aux pages lues hier dans le joli roman d’Andréa Camilleri, l’Opéra de Vigata, peuplées des odeurs colorées du flic Puglisi.

« Dans l’air stagnait une odeur tête-de-Maure, c’est à dire d’un marron obscur qui tirait sur le noir. Le délégué Puglisi avait cette manie de donner une couleur à l’odeur ; et, une fois qu’il avait raconté au questeur avoir été frappé par une odeur jaune de blé moissonné, il s’en était fallu de peu que celui-ci ne l’expédie à l’asile ». Plus loin :

« Agatina se trouvait devant lui en chemise de nuit, sa peau sentait la chaleur du lit, et la couleur que se représenta aussitôt Puglisi fut celle du rouge tremblant d’un oursin à peine ouvert… Puglisi entra, se laissant étourdir par la couleur d’oursin ouvert qui était devenue plus forte. »

Camilleri, un monstre éblouissant de poésie.

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On zone ainsi deux petites heures sur notre tapis rose et mauve, grignotant du pâté, du jambon cru. On sieste un peu, le gamin occupé à choper des criquets… Quelques photos pour terminer ma péloche de l’été, trois bouleaux plus mélancoliques qu’un pensionnat de jeunes filles chlorotiques, petits fantômes à peine frémissants au travers de la lande rosée, emmaillotés du blanc de leur écorce. Mon aîné endormi à même la nappe végétale, une BD à ses côtés. La jeune femme alanguie dans les touffes de bruyère en contre-jour sur les nuages.