2017-10-Lucy in the sky 2

Date de publication : 5 oct. 2017 08:55:33

Lucy in the sky 2

12 mai

Ces quelques lignes pour tenter de cerner l’étendue des dégâts. On sait peut-être que nous sommes les prodigues propriétaires de trois économes, petits instruments fort pratiques et même incontournables pour l’épluchage des légumes – sauf route de Bagnols à Alès où l’on ignorait avec superbe cet aide-ménager.

Or il se trouve qu’à la fin de l’année 2004, nous hébergions depuis quelques mois madame Luce, encore jeune chiot. Nous l’enfermions dans la cuisine, deux fois par semaine, durant les longues après-midi consacrées aux tournois de bridge. Et quand je dis enfermée, c’est incarcérée qu’il faut entendre : la bête, déchaînée, bouffant tout ce qu’elle trouvait à se mettre sous la dent, bouts d’étagères, pieds de chaises et ustensiles de cuisine insuffisamment mis hors de portée. C’est ainsi que nous tombâmes un soir sur l’un de ces économes au manche de bois rogné de moitié. Un manche que la patronne du jeune démon avait ensuite bricolé tant bien que mal avec du gros scotch pour emballage. Un rafistolage vraiment de fortune dans l’attente de trouver son remplaçant. Le plastique procurait un toucher désagréable et synthétique, bien loin du toucher naturel et lisse de celui d’un manche de bois. C’est ainsi que depuis cette date, moi qui suis, de par ma qualité de maître-queue très exposé aux épluchages, j’utilisais de préférence l’un des successeurs du pauvre mutilé, gardé on ne sait trop pourquoi en réserve au fond d’un tiroir.

Eh bien, désormais, en mémoire de ma grosse dondon, je n’utilise plus que celui qu’elle avait saboté en ses vertes années. Masochisme ? En fait, je m’en sers comme un moine le ferait d’un silice. Il me permet de faire comme ces mendiants de la cour des Miracles qui introduisaient des corps étrangers dans leurs plaies pour éviter la cicatrisation.

Le désagrément me la ramène.

16 mai

Comme cette manière impérieuse que tu avais – toi pourtant si pleine de délicatesse et de … pudeur ? – lorsque l’envie t’en prenait, de pousser la porte d’une chambre (ou de la cuisine si l’odeur qui s’en échappait te semblait prometteuse) bloquée par l’ingénieux système anti-courants d’air que ta patronne avait imaginé et que, d’ailleurs, elle aurait pu faire breveter, un bout de tissu passé entre les deux poignées pour éviter la déflagration par temps de mistral. Tu ouvrais la lourde d’un maître coup d’épaule pour t’en venir, quand dans la chambre bleue tandis que j’y jouissais d’une méridienne bien méritée et quand dans la cuisine ou, plus loin, dans la véranda où tu devinais (savais) que tu aurais droit à un quelconque plaisir de gueule.

Et, une fois que tu avais pénétré dans cette place à la pénombre si propice, tu t’affalais illico entre les pieds accueillants du petit bureau-secrétaire ramené en son temps de la route de Bagnols. Tu me sortais d’un rêve ou, à tout le moins d’une douce torpeur mais tu n’en n’avais cure, ô princesse intempestive.

18 mai

Où le manque va-t-il se nicher ? En posant un œil clinique sur la nouvelle donne au Moulin de Payan – cette existence désormais à deux et non plus à trois –, sur l’incidence que peut avoir sur notre relation intime l’absence de l’un des côtés du triangle vital, je sens confusément mais pourtant jusqu’à la moelle, que quelque chose a changé. Il me semble qu’elle jouait le rôle d’une rotule, d’un témoin muet, d’un pivot indispensable (le fléau d’une balance ?), d’une tierce personne en somme. Et je m’insurge un peu… Enfin, quoi ! Ce n’était qu’un clébard et, des clebs, on en a depuis que nous vivons ensemble.

Qu’on veuille bien se souvenir de Rapette – certes pas un hôte de longue durée puisque nous ne l’aurons hébergé qu’un jour ou deux, juste avant la naissance de Marc et que je ne me souviens même plus à quoi il pouvait ressembler. Et si ma Luce aura été le seul labrador que nous ayons eu, nous adorions Baroud, et Jojo, et Eugène et la chère Byzance, alias Fifine. Alors ?

Alors, nous ne menions pas la vie d’anachorètes bretons que nous menons depuis maintenant cinq ans. Pensez que ma moitié passe certains jours sans « causer » à quiconque. Et, Luce, on lui parlait… Elle, de son côté, ne manquait pas de nous faire savoir à sa manière que, lorsque le ton montait trop dans nos discussions conjugales, ça lui prenait la tronche. Peuchère… Elle filait son camp illico… Dans l’un ou l’autre de ses repaires secrets, le réduit du repassage, l’espace restreint sous le clic-clac de mon bureau, celui entre le mur et le fauteuil Voltaire ou, à l’époque où elle montait volontiers l’escalier, emmêlée dans la rassurante exigüité du bonheur-du-jour de notre chambre.

Elle manque à notre équilibre psychique. Et affectif. ? Notre brelan est devenu une paire… On doit avoir de l’amour à distribuer… Et il nous faut (au deux sens du mot) une cible quotidienne.

23 mai

Et si on parlait du collier de ma Luce ? Ma chienne n’a jamais eu de collier à demeure – excepté un petit rouge assez pimpant au début, vite trop exigu. La faute à qui ? A La Fontaine et à sa fable dans laquelle le loup aperçoit la marque du collier autour du cou du chien, symbole de sa servitude. Non, ma chienne n’était pas serve – et l’obéissance était sa moindre qualité. Néanmoins, pour les sorties, essentiellement la balade journalière, il fallait « mettre collier », celui-ci abandonné en compagnie de la laisse sur la chaise provençale du hall. Fallait bien sûr faire fissa une fois la lanière de cuir en main et le mieux était encore de s’en emparer silencieusement et de venir la lui passer autour du cou tandis qu’elle était encore alanguie sur son canapé. Dans le cas contraire, la mâtine, habituée à déceler le moindre bruit susceptible de l’intéresser, sautait incontinent de sa couche de princesse orientale et se mettait aussitôt à danser une sarabande effrénée sur le tapis de l’entrée. La queue en bataille, à grands coups d’arrière-train balancés à hauteur de vos genoux, elle forçait le dompteur à s’asseoir puis, satisfaite, se vautrait en gigotant sur la haute laine.

Après quoi, une fois installés dans « voiture » – si voiture il y avait, que ce ne soit pas une simple promenade dextrogyre ou lévogyre, une fois passé le lé sur le Batuna pour cheminer vers le cimetière ou vers son ennemie, Dina, le berger allemand surexcité, l’aboyeuse en chef du quartier – une fois, donc, dans la bagnole, elle s’accroupissait sur le siège arrière de manière à surveiller la destination et les aléas éventuels du trajet.

A cet effet, sa patronne se devait de passer le coude gauche entre les deux sièges avant de telle façon que madame puisse y caler un museau confortable afin de décoder l’itinéraire et le but ultime de la balade du jour – canal dit « de Fifine », sentier empierré de la borie ou route d’Aureille, vers le mas des galets et ses champs de moutons. Au passage (la concentration sans doute, ou sa manière très personnelle de nous faire part de sa satisfaction), elle ne manquait jamais, en passant devant les arènes, de nous gratifier de l’un de ses épouvantables pets qui obligeait, quelle que fût la température extérieure, à ouvrir en urgence les vitres de la caisse avec une pensée émue pour les pauvres pioupious de la guerre de 14 /18 accablés par les vapeurs d’ypérite.

2 juin

La douleur lors de ma descente matinale dans le séjour s’estompe un chouïa. Ainsi, je ne cherche plus automatiquement ses « bébés » sur le fauteuil du hall – les peluches apportées en présent par ces « tatas », essentiellement PB et madame Chou, le tigre, le dinosaure, un singe a demi décapité, voire celle que J. appelait « le chien-poubelle », par moi dégottée un beau jour aux poubelles justement, contre les arènes. En revanche, demeure la souffrance irrémédiablement liée à l’ouverture de la baie vitrée, le soir, pour à la fermeture des volets. Le cœur se serre, l’humidité embuant le coin de l’œil à l’instant du dernier pipi rituel.

20 juin

Me voici promenant dans les pièces vides ma carcasse n peu usée et mon âme à tendance désenchantée, entre le manque de la chienne – que c’était bon, putain, de s’en venir apaiser ses propres humeurs ou sa déréliction passagère contre le ventre doux de sa bestialité ! –,et la perspective d’une semaine loin de mes délices estivales.

Je songe à la pointe de panique déclenchée par le moindre os, le plus petit rogaton qu’on met, inutile et vain, sur le bord de l’assiette, le moindre spaghetti, le plus infime reste de tagliatelle, la plus minuscule mouillette trempée dans un jaune d’œuf. Et me reviennent en flot les mimiques impayables de ma grosse entrant en possession d’un os….

D’abord, à la différence d’un quelconque roquet, Luce ne vous prenait jamais un os avec avidité ou précipitation mais, bien au contraire avec la componction d’un évêque, une dignité admirable, comme on cueillerait une rose. En somme, elle le prenait à la légère. Pourtant, une fois sa prise assurée, pas question de se risquer à le lui ôter des mâchoires. « Donner, c’est donner ; reprendre, c’est voler », vous faisait-elle savoir.

Ores, munie de son trophée tout neuf encore ensanglanté (en général, à la baie de la véranda donnant sur la terrasse), elle passait sur les dalles de pierre du Lot et jetait un œil aussi circonspect que périphérique sur la colline alentour comme sœur Anne qui ne voyait jamais rien venir. Dès lors, rassurée, elle descendait la volée de trois marches en tortillant son popotin, snobait la terrasse inférieure puis lâchait sa proie à même la terre avant d’en faire plusieurs fois le tour. Enfin, satisfaite, elle s’allongeait telle une lionne déjà repue en donnant quelques coups de langue à cette aubaine. Et, coinçant sa merveille entre les deux pattes avant, ouvrait une large gueule et laissait faire ses puissantes molaires.

En ces occurrences, on pouvait admirer l’une de ses vertus, et non la plus banale : son pelage de phoque, encre de Chine, lustré et ras où jouait la moire au gré de l’incidence de la lumière. J’ai raconté ailleurs l’origine arabe du mot qui décrit l’apparence ondée et chatoyante d’une étoffe – originellement tissée avec les poils d’une chèvre sauvage d’Asie Mineure –, oubliant d’ailleurs de signaler que « Moires » était aussi le nom donné aux Parques par les Grecs et que, selon Théophile Gautier, c’était pour apaiser les Moires que Polycarpe [tyran de Samos], trop heureux, jetait à la mer son anneau à lui rapporté par un pêcheur... À cette occasion, je m’étais même laissé aller à prétendre que la moire était une anaphore… Sauf que l’aspect changeant selon la place de l’observateur produit par l’anaphore est dû à une intervention humaine – c’est aussi le cas pour les moirures d’une étoffe –, tandis que pour celles jouant librement sur la robe de jais de ma fifille, c’est la main du Créateur qui en était responsable.

Lucie, tes moires s’étalent sur ta vêture d’ébène comme des frissons sur une peau envahie par le plaisir.

21 juin

Ai-je acté quelque part que j’ai mis en train mon ode funèbre à ma chienne ? Quelque chose qui sera (serait ?) comme le verbatim des liens secrets tissés par ces onze ans de vie commune.

Et quand je dis « commune », je ne pense pas au contraire de faramineuse.

La curieuse impression de revivre ces moments en les couchant sur le papier tandis que dans la vie ordinaire, j’essaie de les oblitérer vaille que vaille de mon esprit. Mais, ce monument, cette stèle, ce tombeau, ce cynotaphe (le néologisme en forme de calembour vient de m’échapper et je ne le retiens pas tant il me paraît d’évidence), je les lui dois bien. J’ai pourtant l’habitude – et même les facilités astrales dues à la date de naissance – de me dédoubler ? Simplement (si on peut dire), il le faut me mettre dans la peau d’un troisième homme qui serait le chroniqueur d’un gazier lambda avec sa bête. Me détripler en quelque sorte…

22 juin

Une chose qu’il faut savoir de ma chère Lulu – je n’ai crainte de le dévoiler sans fard car après tout, cette tache vénielle sur la virginité de sa robe par ailleurs immaculée la rendait plus humaine –, c’est sa disposition innée, sa propension naturelle à pratiquer sans vergogne l’un des sept péchés capitaux. Oh, peuchère, pas l’Envie ou la Colère, pas la Luxure ou l’Orgueil, aucunement l’Avarice ou la Paresse. Non… L’Affaire, avec une majuscule, de ma grosse mémère, son péché aussi mignon que capital : la Gourmandise.

Au chapitre de cette pratique peccamineuse, je me dois de ne celer point son addiction, outre aux morceaux de chocolat d’après-dîner (une denrée dont elle connaissait le nom, qu’il avait fallu supprimer de notre vocabulaire encore qu’elle sache très bien reconnaître le bruit de la brisure des carrés), sa dépendance aux « cuculs de cornettos ». C’est qu’il fallait la voir quand le préposé remontait du congélateur du garage muni de l’une de ces friandises. Cette garce de chienne se pétrifiait soudain, plus minérale que la statue d’Horus à Edfou, dans l’attente, qu’elle savait inéluctable de la part à elle réservée. La glace, elle s’en fichait bien. Non… .

A sa décharge, il faut bien admettre que c’est sans conteste sa maîtresse qui, jouant sans malice le rôle du dealer, l’avait rendue total accro à cette douceur.

30 juin

Il faut bien parler ici des « sourires » de Luce.

Pour en exécuter un, elle devait se trouver en extérieurs, plus précisément lorsqu’elle vous accueillait de retour d’une absence conséquente. Je nommais « sourire » cette façon q’elle avait – jamais observée chez un autre de ses congénères, les labradors beiges du Gégé de Boufarik mis à part, quand il m’arrivait de faire halte à leur portail pour leur faire l’offrande d’une main amie – de retrousser les babines sur les crocs, un peu comme si les battements frénétiques de sa queue étiraient ses zygomatiques. Lucy, elle, réservait ce rictus assez comique pour les grandes occasions du genre « retour des parents prodigues ».

21 juillet

Voilà, ma belle.

L’heure est venue pour moi de mettre fin à la longue épitaphe que j’ai inscrite, la gorge serrée et la larme à l’œil, sur ton mausolée très virtuel.

Sois bien assurée, ma douce, ma câline, ma parfois revêche, mon amante d’obsidienne, mon Argos domestique, mon Orion de garrigue, mon phare d’Alexandrie, mon alpha et mon oméga, mon Cerbère de noir vêtue – oh, je sais, la liste est longue et je pourrais l’allonger encore. Je dois pourtant clore la litanie que m’inspire ton absence si cruelle. Sois bien sûre donc que je reste inconsolable et tout disposé, au moindre signe de ta part, à m’en venir te chercher, tel un Orphée éperdu, ô ma très chère Eurydice. Dans cette attente assez vaine, sache que tu nous accompagne à jamais, ta maman d’adoption qui t’auras tant soignée et moi, tout du long des lés que nous arpenterons désormais sans toi, si absente et si présente.

Tu sais, lorsque ‘envie t’en prenait, que tu quittais le chemin si souvent emprunté de conserve, le long du grand canal de la Crau se hâtant vers le couchant et que tu filais à tas affaires de chasseuse, vadrouillant invisible derrière les talus ou les herbes hautes, sur la piste encore chaude d’un lapin ou d’une compagnie de perdrix et seulement liée à nous par ton sixième sens (et de temps en temps par mon sifflet jeté ainsi qu’un repère commode et machinal). Tiens ! Te souviens-tu quand j’avais dû venir te délivrer, dans un fourré, du collet d’un piège qui t’étranglait, Ah, tu ne faisais pas la fière, là, sale gourgandine ! Et de ces réserves de lapins installées par les chasseurs dans la colline vers la borie dont l’odeur te rendait maboul dans tes vertes années ? Ai-je pu m’époumoner à siffler pour te faire revenir sur le chemin !

Du coup, m’en reviennent d’autres – ma loutre, mon otarie (ah, cette habitude que tu avais de t’ébrouer dans l’onde vive !), mon brise-glace (quand tu gambadais dans les flaques résiduelles du canal gelé), mon phoque du Saint-Laurent.

Ciao, ma fifille !