2016-10-Paysages automnaux

Date de publication : 31 oct. 2016 10:11:44

Frédéric Berthet est un auteur « maudit », mort en 2003 d’une glissade (il consommait une bouteille de whisky par soirée). Philippe Lançon le ressuscite l’espace d’une chronique, à l’occasion de la parution posthume de son « Journal de trêve » :

« Il n’y a pas d’œuvre intime, parce que quiconque écrit habite à peine avec lui-même ». Et Lançon, laconique, de commenter : « Ecrire ? Une affaire d’absence ».

La Grenouille, ma chère anoure (ainsi que je surnomme ma 106 verte), nous conduit jusqu’aux toros, la chienne calée entre ses dieux, père et mère, le cul posé sur la banquette arrière, museau inquisiteur qu’elle pose de temps à autre sur le bras gauche du pilote… Une fois à pied d’œuvre, elle nous précède – ressuscitant toujours à mon œil rêvasseur le chien de Céline, éclaireur infatigable du tricar avunculaire des promenades dominicales, trou de balle en fil d’Ariane –, la queue roide un rien snobinarde, dans le sentier qui plonge vers la masse minérale de la montagne. Pris d’une inspiration, loin de rebrousser chemin à l’endroit habituel, là où le sentier s’étrécit, devenant boyau et imposant une marche queue leu leu, on enfile la sente qui divague vers la droite, maintenant coincés dans le thalweg, la végétation hérissée par les fantômes calcinés des genêts et des yeuses, encore dressés et de noir vêtus, pleureuses immobiles et calcinées de l’incendie qui a cramé ces vallons voilà trois ans. Un silence d’ossuaire… la chienne patrouille sur les flancs escarpés du layon entre les touffes que la dernière pluie a rendues pléthoriques, de romarins en fleurs, de cistes abusés offrant le rose délicat de quelques fleurs fripées, d’euphorbes monumentales et de genêts où clignotent de rares étendards étonnés. L’étroit ruban de caillasse nous amène, comme un vif-argent fossile, au pied des Opies, sous l’à-pic des rocs torturés, plissés à mort par les convulsions hercyniennes, condupliqués, violentés par la main d’un Titan. Nulle âme qui vive. Une mélancolie jubilatoire… Plus tard, le moulin de Payan réintégré, la nuit nous recueille sous son aile d’obsidienne, veillés par le lampion immense de la pleine lune.

Le rêve d’un anonyme, pêché incognito. Du genre « pinky flamboyant »… des aventures oniriques à la douceur – osons le mot – chatoyante :

« La jeune fille est là, l’éclat inaltérable de la jeunesse accroché à ses mèches cuivrées ; une robe incarnate plaquée à son corps souligne le buste et dénude les épaules. Malgré la présence incongrue d’un père flicard, elle devance tous mes désirs, la bouche affamée quémandeuse, les yeux d’où partent en gerbe des étoiles, des fusées, des queues de paon, des Aldébaran, des Bételgeuse, des alpha de Centaure…

Au village, c’est le marché de Noël, vingt guérites vertes où somnolent des marchands du temple… Devant l’étal de l’écailler, sur une sorte de piédestal, on a installé deux barques en modèle réduit, 70 cm environ, aux bancs de nage occupés par de grosses crevettes roses enfilées debout par le travers et figurant les rameurs galériens.

Le départ pour la balade du jour, la Grenouille abandonnée sur un terre-plein. La Luce frétillante, on enfile le chemin qui rejoint le GR ; bien vite à la borie, nous escaladons le raidillon qui monte vers l’ex "arbre d’Emma" qui n’a pas survécu à l’incendie évoqué plus haut et dont il ne subsiste plus que la souche noircie, poursuivant jusqu’au col d’où l’on aperçoit Aureille, blottie dans son nid au creux des collines, veillée par le "château de la Reine" qui monte une garde présomptueuse et vaine sur son promontoire blanchi, et d’où s’échappe, dans l’air immobile, les colonnes de fumée des écobueurs : l’hiver pousse ses feux… l’Alpille toute à nous, figée d’éternité… la chienne se faufile en apesanteur par dessus les buissons de cistes plus gras que moines en abbaye… la splendeur tranquille oppresse un peu… un sentiment de plénitude à vous faire péter les coutures de la plèvre… sur nos têtes, les Opies arrogantes, à nos pieds, la Crau apaisée étale ses prés à foin, toutes serres miroitantes, tous oliviers pâmés, saoulés en solipsistes de leurs reflets argentés.

… Du rêve à la tentation de son interprétation, il n’y a qu’un pas, qu’il faut bien sûr – tout seigneur, tout honneur, essayer de franchir en compagnie de Sigmund Freud (on vient, cette année, de fêter le cent-cinquantième anniversaire de sa naissance, en publiant notamment, après d’incroyables traverses, ses « Lettres à Wilhem Fliess » – l’ami, l’alter ego, et, à tout le moins, l’amant de cœur). Un Fliess, brillant ORL berlinois, à ce point séduit par les thèses novatrices du neurologue viennois qu’il inventa sic : « la relation entre les mucoses nasales et les organes génitaux », ce qui le conduisit à soigner des troubles névrotiques intéressant la sphère sexuelle par des opérations du nez. Allant jusqu’à manquer tuer Emma Eckstein, une patiente hystérique que lui avait adressée Freud, en oubliant un demi-mètre de gaze dans la cavité nasale de la pauvre femme (un acte manqué en forme de tampon périodique ?)

J’y songe, en lisant un article consacré à un essai de Lionel Naccache, un éminent neurobiologiste, « Le nouvel inconscient. Freud, Christophe Colomb des neurosciences », qui traite des rapports psychanalyse /neurobiologie à la lumière des plus récentes découvertes dues, en particulier, à l’observation par résonance magnétique du cerveau partiellement endommagé de malades.

« Une bonne partie de l’édifice théorique freudien ne résiste pas à la lumière de la neurologie d’aujourd’hui […] Le gros problème, c’est que le refoulement est un phénomène très intéressant, mais un phénomène conscient. Freud s’est trompé en pensant avoir découvert l’inconscient : ce qu’il a découvert, c’est le conscient ». Il poursuit au cours du jeu questions-réponses :

« Pour Freud, clairement, ce n’est pas le matériau du rêve qui est le plus important, c’est ce que le sujet fait du rêve, comment il le raconte. C’est dans la narration même du rêve qu’on voit apparaître le travail de la conscience du sujet […] Freud est vraiment le découvreur du fait que, lorsque nous sommes conscients, nous passons notre temps à construire des fictions, à chercher des causalités, à scénariser le réel […] »

… L’averse de la veille n’est pas au rendez-vous, une averse qui a produit ses effets coutumiers : un temps cévenol, ce matin, toutes collines gommées par le brouillard, la brume accrochée en étoles au long col des cyprès compassés. Depuis quand adore-je cette ambiance ? La rue Lamaguère, au pied des monts d’Astarac, cette montée de la route de Masseube ennoyée d’étoupe depuis notre nid d’amour ? La vallée sous les Rompudes, les toits fantomatiques de La Vernarède en contrebas de ceux du Bouzijou, et qui s’en allait buter, au loin, sur la faille de Vialas et le gros monstrueux Lozère ?

Peut-être ça : le paysage devenu flou et faux, et cette part de fiction qui renforce le sentiment de liberté…