De l'incomplétude nécessaire 

par Andrée Ehresmann, René Guitart et Evelyne Barbin

Séminaire "mamuphi" du 16 mars 2019 

Prise de vue et mise en page web : S. Dugowson

Page en travaux : prévoir certaines modifications

Séminaire Mamuphi dirigé par François Nicolas, 

page officielle : http://www.entretemps.asso.fr/maths

Journée "incomplétude" du 16 mars 2019

René Guitart (Université Paris 7 Denis Diderot)

Évelyne Barbin (Laboratoire LMJL, UMR 6629, Université de Nantes)

Andrée Ehresmann (LAMFA, Université de Picardie Jules Verne)

Table détaillée (la table (in)complète se trouve tout en bas de la page)

Présentation de la journée

Texte introductif

Introduction

Dans cette journée, le terme d'incomplétude ne sera pas pris au sens très-précis qu'il a pour Kurt Gödel en 1931 pour qui une théorie est dite incomplète si elle comporte des énoncés indécidables, et que l'on peut donc lui “ajouter” des axiomes vraiment nouveaux exprimables de façon interne, c'est-à-dire dans son propre langage. Par exemple, par des résultats de Kurt Gödel en 1938 et Paul Cohen en 1963, on peut, comme on veut, compléter la théorie des ensembles par l'axiome du choix ou bien par la négation de l'axiome du choix.

Ce dont il s'agira ici, ce sera simplement l'aspect dynamique créatif de l'incomplétude, celui d'une situation de travail mathématique où un problème est à résoudre dans une théorie ou un modèle donné, où donc il faut compléter la situation en une nouvelle situation où une solution sera apportée. La situation d'une théorie incomplète au sens de Gödel est juste un exemple d'une telle situation, où donc une complétion interne, sans renforcement du langage, est possible.

Mais, dans le travail mathématique, il est tout à fait permis, et souvent nécessaire, de compléter les outils et le langage lui-même, d'introduire un langage nouveau, transcendant en quelque sorte, de nouveaux objets et opérateurs, et partant de créer une situation plus complète où l'on réussira ou pas, à conclure, à répondre au problème. Au plus près de sa situation initiale, espère-t-on.

Ce que nous voulons illustrer, c'est que ce schéma pour découvrir fonctionne à au moins quatre conditions nécessaires : que la situation initiale soit effectivement incomplète - on dira aussi problématique ; que la complétion mise en œuvre préserve la  singularité de la présentation des entités premières - ce qui demande de ne pas compléter sur certains points ; que la complétion ne soit pas systématique et aveugle - ce qui demande qu'elle soit économique ; et que la complétion  soit féconde - ce qui demande en fait qu'elle soit susceptible de relance, qu'on puisse y trouver ultérieurement quelque aspect sous lequel elle serait à nouveau incomplète.

Ces conditions signifient donc paradoxalement que, en plusieurs sens, la complétion doit être incomplète. Mais bien entendu, chaque pas de cette sorte est en lui-même précis et provisoirement terminé, comme une preuve est terminée.

Il s'agit donc ici d'une nécessité distincte de la nécessité formellement établie d'une incomplétude comme dans la preuve du premier théorème de Gödel de 1931, et d'une incomplétude distincte aussi de l'ouverture indifférenciée. On peut dire qu'il s'agit plutôt de la nécessité pour toute œuvre créatrice de se concevoir comme “travail en cours”, à l'instar du non finito de Michel-Ange, découvrant son mouvement, avec la plus grande exactitude ; une pulsation entre l'incomplétude et la complétion, tant au niveau des objets et relations qu'à celui des outils. De nos jours, ces mouvements de complétions successives peuvent être représentés en termes d'extension d'opérations, de constructions d'objets limites projectives et inductives, de diagrammes.

On essaiera de montrer en trois exposés que sous cet angle, on peut, en mathématique, comprendre la résolution des calculs et la construction des figures, l'invention des courbes, transformations et fonctions, la modélisation des systèmes naturels (sociaux, biologiques ou cognitifs).

Présentation de la journée par René Guitart (vidéo)

Complétions : fermées ou ouvertes ?

(I) René Guitart : Les problèmes eux-mêmes sont les solutions idéales des calculs impraticables et des figures intraçables

On examinera deux questions : la résolution des équations polynomiales impraticables par les opérations de l'algèbre, la construction des figures intraçables en géométrie euclidienne sur le tableau noir.

Dans les deux cas, on verra que la résolution passe par l'élaboration d'un espace imaginaire, de calcul ou de figuration, où les nouveaux “points” idéaux sont les problèmes eux-mêmes. Les problèmes, qui signifiaient de l'incomplétude, viennent, une fois bien posés, compléter l'espace de travail initial, pour permettre, ensuite, la mise en place de protocole de résolutions.

Dans le premier cas, on obtient la clôture algébrique, ou divers sous-corps de celles-ci, suivant la complétion envisagée ; dans le second cas, on obtient le plan projectif, ou bien, pour une complétion moindre, le plan euclidien.

Dans l'espace étendu où les outils initiaux sont prolongés, on cherche ensuite à introduire de nouveaux outils pour résoudre effectivement les problèmes, passer éventuellement de solutions idéales à des solutions économiques et plus réelles, représentables dans l'espace initial.

Remarques préliminaires

Intérêt d'avoir des présentations distinctes d'une même complétion

Contenu de l'exposé :

A) Deux vues sur les nombres complexes 

B) Deux vues sur le plan euclidien

Nécessité du recours à l'infini

Aspect "économique" des complétions

A1) Premier chemin conduisant à C : prolongements successifs

Nombres, opérations et prolongements

Ces prolongements existent-ils ?

"C'est le problème lui-même qui est la solution"

Formules de Cardan

Les fractions continues

Nombres à virgules

0,9999...=1

Le corps des réels

Le corps des complexes selon Cauchy : utilisation d'un "réel variable"

A2) Deuxième chemin conduisant à C : par les corps finis

Complétion de Fp

Rq : le quotient est une limite inductive

Deuxième description de C

Question de François Nicolas : ce qui se joue entre les présentations

B1) Premier chemin vers la géométrie euclidienne (et projective) : prolongements au-delà de la feuille

Géométrie réelle bornée à ma feuille

Droites ou segments ?

Le 5ème postulat tel qu'énoncé par Euclide permet de tester localement le parallélisme

Complétions successives, jusqu'à l'infini (plan projectif)

Hexagramme mystique de Pascal

Choix d'une droite quelconque du plan projectif comme droite à l'infini

B2) Deuxième chemin vers la géométrie euclidienne (par les géométries non euclidiennes)

Géométrie non euclidienne

Modèle de Cayley-Beltrami-Klein

Modèle du disque de Poincaré

Une double représentation

L'euclidien, limite d'hyperboliques à la Poincaré

(limite au sens catégorique dans une  catégorie de géométries hyperboliques emboîtées)

Discussion : entre algèbre et géométrie

(II) Evelyne Barbin : Le monde des courbes entre complétude et incomplétude

Introduction

Texte de présentation de l'intervention d'Evelyne Barbin

Le monde des courbes entre complétude des écritures et incomplétudes des productions et des problèmes

L’histoire des courbes peut être lue comme une succession de moments où la conception d’un monde complet de courbes éclate par raison d’incomplétude pour se refermer sur une nouvelle complétude. Nous proposons d’examiner quatre de ces moments pour montrer l’importance jouée par la nature licite ou non de produire des courbes et par la résolution de problèmes, que l’on se doit de résoudre ou pas. Les constructions de la géométrie grecque se font par intersection de droites, de cercles et de coniques, objets inclus dans la théorie. D’autres lignes sont inventées, elles font partie d’un monde sans contour. Au XVIIe siècle, Descartes étend le monde des courbes géométriques à une infinité de courbes qui ont à la fois une écriture spécifiée, une équation, et un mode de production, décrite à l’aide de mouvements bien réglés. Ce monde est vite considéré comme incomplet, aussi bien du côté des problèmes qu’il est urgent de résoudre, que des productions licites. D’autres écritures sont admises, comme les séries infinies. Le monde leibnizien des courbes est à la fois ouvert et rêvé. Ses héritiers le ferment avec des courbes de nouveau identifiées à leurs écritures. Au point que l’étude des courbes se trouve subsumée par une théorie des fonctions fermées, qui sera elle-même rouverte puis complétée à plusieurs reprises.

Quatre parties de l'exposé : (I) Descartes (après rappels sur les lignes des anciens), (II) Leibniz, (III) Euler et (IV) propriétés des fonctions et des courbes

(0) Avant Descartes : les lignes des anciens (géométrie grecque)

Constructions à la règle et au compas

Problèmes non résolus : quadrature du cercle, duplication du cube, trisection de l'angle...

... conduisant à de nouvelles lignes : quadratrice, coniques et cissoïde, conchoïde

Pappus d'Alexandrie parle de trois sortes de problèmes : plans, solides et grammiques (un genre de magma)

Descartes va protester contre les lignes "grammiques"

(I) Descartes et le monde bien réglé des "courbes géométriques" (courbes algébriques)

En 1634, Mersenne interroge Roberval sur une prétendue "demi-ellipse" 

Méthode d'invention des tangentes et nécessité de spécifier les courbes

En 1637, Descartes définit les "courbes géométriques" (dans le cadre de la méthode des cercles tangents)

Courbes exprimées par une équation

Une infinité de courbes qui ont à la fois une écriture spécifiée, une équation (polynomiale), et un mode de production, décrit à l’aide de mouvements bien réglés

Courbes rejetées : les courbes mécaniques

Problème de la cycloïde : un monde complet d'emblée incomplet

(II) Leibniz : le monde à la fois ouvert et rêvé des courbes transcendantes

1684, Nova methodus (le calcul infinitésimal)

Lettre à Antoine Arnauld : défauts de la méthode de Descartes

1686 Courbes transcendantes définies par une équation différentielle

1693, Les courbes transcendantes définies par des séries infinies

La courbe logarithme, première des courbes transcendantes

Chez Leibniz il n'y a pas de monstres

(III) Euler : le divorce entre les fonctions et les courbes

La notion de fonction introduite par Leibniz (1673, 1694) est liée aux courbes

Jean Bernoulli donne en 1718 une définition des fonctions f(x) 

Euler : Introduction à l'analyse infinitésimale (1748) : deux livres séparés, un pour les fonctions, un pour les courbes

L'univers "rêvé" des fonctions d'Euler : "chaque" fonction est développable en série

Cordes vibrantes et paradoxe des fonctions "continues" (=exprimées par une seule expression analytique).

Une corde pincée serait à la fois "discontinue" et "continue"...

Les fonctions et l'idée de dépendance (seconde définition d'Euler, 1755)

(IV) Fonctions et courbes au XIXème siècle

Dirichlet, 1836 : "il faut maintenant substituer les idées aux calculs".

Cantor, 1872 

Ne plus confondre les fonctions dérivables, les fonctions continues et les fonctions vérifiant les valeurs intermédiaires

1817, Bolzano et le théorème fondamental de l'algèbre. Distinction entre continuité et valeurs intermédiaires.

1875, Darboux : Mémoire sur les fonctions discontinues (utilise la définition de Weierstrass, 1861)

1909, Poincaré, in  Science et Méthode : "les fonctions étranges sont les plus générales"

Qu'est-ce qu'une courbe ?

1887, Jordan (cours à Polytechnique)

1890, Courbe de Peano

Conclusion : complétudes et incomplétudes, attitudes vis-à-vis des monstres

Discussion (F. Nicolas, R. Guitart, A. Ehresmann, ...)

Question d'Andrée Ehresmann sur les fonctions partielles

(III) Andrée Ehresmann : Incomplétude et Multiplicité, à la source de la redondance flexible et de l'émergence

Texte de présentation de l'intervention d'Andrée Ehresman

La Théorie des Catégories permet-elle de modéliser des situations d'incomplétude tout en préservant leurs spécificités et leurs développements ultérieurs ?

Ce problème sera abordé dans le cadre des Systèmes Évolutifs à Mémoire (MES) qui modélisent des systèmes naturels hiérarchiques autonomes (sociaux, biologiques, cognitifs) développant une mémoire avec 'redondance flexible', les rendant donc adaptatifs.

Catégoriquement, un MES est un semi-faisceau de catégories hiérarchiques sur le Temps, dont les transitions entre instants sont générées par des processus de complexification. Un résultat essentiel est le Principe de Multiplicité (MP) qui exprime la redondance flexible (ou ‘dégénérescence' en Biologie) par l'existence de composants 'multi-facettes' et qui entraîne l'existence de 'liens complexes' entre eux. Un MES sans MP relèverait d'un pur réductionnisme.

Les MES permettent une étude des phénomènes d'émergence tant 'verticaux' (formation de composants d'ordre de complexité croissant) que 'diachroniques' (changement de logique entre niveaux via les liens complexes). Ces phénomènes sont à la base de créativité et d'imprédictibilité à long terme.

Incomplétude et fonctions partielles : approche globalisante versus approche spécifique

Sur nLab [https://ncatlab.org/nlab/show/partial+function], il est écrit  : "the most modern idea is that a function must be total. If you want partial functions, then you can get them in terms of total functions" (rires)

Sur cette page nLab, Ronnie Brown relance le débat, et fait référence à Charles Ehresmann

Ronnie Brown : "A possible reason for the difficulties some have of accepting groupoids rather than groups is that groupoids have a partial composition, which is of course very intuitive when one thinks of composing journeys."

La théorie des catégories a deux philosophies différentes : approche globalisante & approche spécifique

Topos versus petites catégories

L'approche "spécifique" est mieux adaptée à l'analyse, à la géométrie différentielle et à la modélisation des systèmes complexes

Trois sources d'incomplétude dans la modélisation d'un système complexe (social, cognitif, etc...) 

A) En général, il y a des composants et des liens non définis qui nécessitent des fonctions partielles du temps

B) Le nombre de niveaux hiérarchique peut varier au cours du temps

C) Chacun des "co-régulateurs" ne voit qu'une partie du système

Référence : Andrée Ehresmann & Jean-Paul Vanbremeersch MES: A Mathematical Model for the Revival of Natural Philosophy, Philosophies 2019, 4(1), 9

A) Incomplétude lié à la variation des composants au cours du temps

Semi-faisceau = action partielle d'une catégorie sur un ensemble (ou sur un objet d'une catégorie U plus générale : Cat, etc...)

Voir aussi l'exposé du 11 janvier 2014 sur "Temps et Incomplétude" à l'ENS (Mamuphi)

Figure extraite de l'exposé du 11 janvier 2014

Remarque : cette notion de semi-faisceau avait été utilisée pour des problèmes de contrôle et d'optimisation

Systèmes guidables associés à des équations différentielles dépendant d'un paramètre.

Mme Andrée Bastiani (Ehresmann), "Sur le problème général d'optimisation" in : Identification, Optimisation et Stabilité (actes du congrès d'automatique théorique, Paris 1965). Dunod, 1967.

Rq : initialement, A. Bastiani-Ehresmann a appelé un semi-faisceau un "noyau d'espèce de structures"

Dans l'exposé de janvier 2014, elle remarque que l'on pourrait mieux dire semi-pré-faisceaux

Définition : un système évolutif est un semi-faisceau de catégories avec une catégorie de base C modélisant "le temps"

Remarque : la notion de temps en jeu ici suppose uniquement l'existence d'un ordre total (C est la catégorie définie par l'ordre associé à une partie de R)

Les systèmes évolutifs hiérarchiques font appel à des catégories multi-échelles

Figure extraite de l'exposé de janvier 2014

    § La notion de catégories hiérarchiques est une notion systémique (un système est un système de système, cf. François Jacob)

Colimite (limite inductive), un concept catégorique lié (mais plus précis) à l'idée "le tout est plus que la somme des partie" (Aristote)

Définition des catégories hiérarchiques

Colimites et "réductionnisme émergent" (holons...)

(Vers le principe de multiplicité) gerbes, liens n-simples, paterns homologues

Théorèmes de réduction

Principe de multiplicité

Rq : une notion introduite en physique quantique, reprise par Gamov puis Gerald M. Edelman, sous le (mauvais) nom de dégénérescence

Le principe de multiplicité permet l'existence de liens complexes

Il y a en quelque sorte une logique à chaque niveau qui regroupe les logiques de niveau inférieure (émergence)

Nous avons donc des systèmes évolutifs dont la configuration à chaque instant est une catégorie hiérarchique.

B) Le nombre de niveaux hiérarchiques peut changer au cours du temps

Changements structuraux (Thom) : naissance, mort, scission, collision

Processus de complexification

Le procédé de construction est plus compliqué que pour les esquisses (il faut vraiment rajouter les colimites)

On peut la construire conceptuellement, mais c'est tellement complexe, qu'on ne saurait pas l'implémenter physiquement

changements structurels 

Une remarque de Moreno Andreatta sur la complexification

Théorème d'émergence : le niveau de complexité est supérieur à l'ordre de complexité. 

Imprédictibilité des complexifications successives

C) Incomplétude liée au fait que chaque co-régulateur ne perçoit qu'une partie du système global

    § Systèmes évolutifs à mémoire = système évolutifs hiérarchique + auto-organisation

Chaque co-régulateur participe à la dynamique globale en fonction du "paysage" qu'il perçoit, de sa mémoire, de sa propre temporalité...

Contraintes sur les procédures de complexification issues des données dynamiques

Conclusion : qu'est-ce que l'émergence ?

Émergence "synchronique" et émergence "diachronique"

Nos limites mentales et le mystère de l'émergence selon Brian Johnson 

Schéma récapitulatif des conséquences du principe de multiplicité : redondance flexible, liens complexes, complexité croissante, mémoire robuste et flexible, adaptabilité, évolvabilité

Discussion

(IV) Table Ronde

Table des matières (in)complète

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