1901 - Les Trois Sœurs de Tchekhov, début de l'acte III

Un extrait de drame réaliste

PERSONNAGES

André Serguéevitch Prozorov

Natacha Ivanov, sa fiancée, plus tard sa femme.

Olga, Macha, Irina, ses sœurs.

Fédor Illitch Koulyguine, professeur de lycée, mari de Macha.

Alexandre Ignatievitch Verchinine, lieutenant-colonel, commandant de batterie.

Nikolas Lvovitch Touzenbach, baron, lieutenant.

Vassili Vassilievitch Soliony, capitaine en second.

Ivan Romanovitch Tchéboutykine, médecin militaire.

Alexei Pétrovitch Fédotik, sous-lieutenant.

Vladimir Karlovitch Rodé, sous-lieutenant.

Féraponte, gardien au Conseil municipal du Zemstvo.

Anfissa, nourrice, quatre-vingts ans.

ACTE III

La chambre d’Olga et d’Irina. À gauche et à droite, des lits, derrière des paravents. Il est entre deux heures et rois heures du matin. On entend sonner le tocsin : il y a un incendie en ville, qui dure depuis un certain temps. On voit que dans la maison personne ne s’est encore couché. Macha, en noir comme d’habitude, est étendue sur un divan. Entrent Olga et Anfissa.

[Olga et Anfissa préparent des vêtements pour les victimes de l'incendie.]

Olga – Nounou chérie, donne-leur tout. Nous n’avons besoin de rien, donne-leur tout, ma nounou. Je suis fatiguée, je tiens à peine debout. Il ne faut pas laisser partir les Verchinine… Les petites pourront coucher au salon, Alexandre Ignatievitch en bas, chez le baron… Fedotik aussi, ou bien il couchera chez nous, dans la salle… Comme par un fait exprès, le docteur est ivre, affreusement ivre, on ne peut mettre personne chez lui. Et la femme de Verchinine ? Elle aussi peut coucher au salon.

Anfissa, d’un air las. – Oliouchka chérie, ne me chasse pas ! Ne me chasse pas !

Olga – Tu dis des bêtises, nounou. Personne ne te chasse.

Anfissa, appuyant sa tête contre la poitrine d’Olga. – Ma gentille, mon trésor, je peine, moi, je travaille… Quand je serai faible, tout le monde me dira : « Va-t’en. » Et où veux-tu que j’aille ? Où ? J’ai quatre-vingts ans. Bientôt quatre-vingt-deux…

Olga – Assieds-toi, ma petite nounou… Tu es fatiguée, ma pauvre. (Elle la fait asseoir.) Repose-toi, ma bonne. Comme tu es pâle !

Entre Natacha.

Natacha – On dit qu’il faut immédiatement fonder une société de secours aux sinistrés. Eh bien, c’est une excellente idée ! Aider les pauvres, c’est bien le devoir des riches, non ? Bobik et Sophie dorment comme des bienheureux, comme si de rien n’était. Chez nous, il y a du monde dans tous les coins, la maison est pleine. Mais il y a la grippe en ville, j’ai peur pour les enfants.

Olga, qui ne l’écoute pas. – Ici, dans cette chambre, on est tranquille, on ne voit pas l’incendie…

Natacha – Oui… Je dois être drôlement coiffée… (Devant la glace.) On dit que j’ai grossi… Ce n’est pas vrai du tout ! Pas le moins du monde ! Macha dort, elle est fatiguée, la pauvre ! (À Anfissa, froidement) Je te défends de rester assise en ma présence. Debout ! Sors d’ici ! (Anfissa sort. Un temps.) Pourquoi gardes-tu cette vieille ? Je ne te comprends pas.

Olga, interdite. – Excuse-moi, mais moi non plus, je ne te comprends pas.

Natacha – Elle est de trop ici. C’est une paysanne, elle n’a qu’à vivre à la campagne. C’est du luxe, tout ça ! Moi, j’aime l’ordre : pas de gens inutiles dans ma maison. (Elle caresse la joue d’Olga.) Tu es fatiguée, ma pauvrette ! Notre directrice est fatiguée. Quand ma Sophie sera grande et ira au lycée, j’aurai peur de toi.

Olga – Je ne serai pas directrice.

Natacha – Tu seras élue, Oletchka. La chose est décidée.

Olga – Je refuserai… C’est impossible. Au-dessus de mes forces. (Elle boit de l’eau.) Tu viens de traiter nounou avec tant de grossièreté… Excuse-moi, je ne peux pas le supporter… je n’y vois plus clair…

Natacha, émue. – Pardonne-moi, Olia, pardonne-moi. Je ne voulais pas te faire de peine.

Macha se lève, prend son oreiller, et sort, l’air fâché.

Olga – Comprends-moi, ma chère, nous avons peut-être reçu une éducation bizarre, mais ce sont des choses que je ne peux pas supporter. Cette manière de traiter les gens me tue, j’en suis malade… je perds tout courage.

Natacha – Pardonne-moi, pardonne…

Elle l’embrasse.

Olga – Toute grossièreté, si légère soit-elle, toute parole rude me blesse…

Natacha – C’est vrai, je parle souvent sans réfléchir, mais conviens-en, ma chère, elle pourrait très bien vivre à la campagne.

Olga – Elle est depuis trente ans chez nous.

Natacha – Mais puisqu’elle ne peut plus travailler ? Ou je ne comprends pas, ou c’est toi qui ne veux pas me comprendre. Elle est incapable de travailler, elle ne fait que dormir, se reposer.

Olga – Eh bien, qu’elle se repose !

Natacha, étonnée. – Comment, qu’elle se repose ? Mais c’est une domestique ! (Avec des larmes.) Je ne te comprends pas, Olia ; j’ai une bonne d’enfants, une nourrice, nous avons une femme de chambre, une cuisinière… À quoi nous sert cette vieille. À quoi ? (...)