1516 : La première utopie humaniste, Utopia, de Thomas More, livre second - Des arts et métiers

La fonction principale et presque unique des syphograntes est de veiller à ce que personne ne se livre à l’oisiveté et à la paresse, et à ce que tout le monde exerce vaillamment son état. Il ne faut pas croire que les Utopiens s’attellent au travail comme des bêtes de somme depuis le grand matin jusque bien avant dans la nuit. Cette vie abrutissante pour l’esprit et pour le corps serait pire que la torture et l’esclavage. Et cependant tel est partout ailleurs le triste sort de l’ouvrier !

Les Utopiens divisent l’intervalle d’un jour et d’une nuit en vingt-quatre heures égales. Six heures sont employées aux travaux matériels, en voici la distribution :

Trois heures de travail avant midi, puis dîner. Après midi, deux heures de repos, trois heures de travail, puis souper.

Ils comptent une heure où nous comptons midi, se couchent à neuf heures, et en donnent neuf au sommeil.

Le temps compris entre le travail, les repas et le sommeil, chacun est libre de l’employer à sa guise. Loin d’abuser de ces heures de loisir, en s’abandonnant au luxe et à la paresse, ils se reposent en variant leurs occupations et leurs travaux. Ils peuvent le faire avec succès, grâce à cette institution vraiment admirable.

Tous les matins, des cours publics sont ouverts avant le lever du soleil. Les seuls individus spécialement destinés aux lettres sont obligés de suivre ces cours ; mais tout le monde a droit d’y assister, les femmes comme les hommes, quelles que soient leurs professions. Le peuple y accourt en foule ; et chacun s’attache à la branche d’enseignement qui est le plus en rapport avec son industrie et ses goûts. (...)

Ici, je m’attends à une objection sérieuse et j’ai hâte de la prévenir.

On me dira peut-être : Six heures de travail par jour ne suffisent pas aux besoins de la consommation publique, et l’Utopie doit être un pays très misérable.

Il s’en faut bien qu’il en soit ainsi. Au contraire, les six heures de travail produisent abondamment toutes les nécessités et commodités de la vie, et en outre un superflu bien supérieur aux besoins de la consommation.

Vous le comprendrez facilement, si vous réfléchissez au grand nombre de gens oisifs chez les autres nations. D’abord, presque toutes les femmes, qui composent la moitié de la population, et la plupart des hommes, là où les femmes travaillent. Ensuite cette foule immense de prêtres et de religieux fainéants. Ajoutez-y tous ces riches propriétaires qu’on appelle vulgairement nobles et seigneurs ; ajoutez-y encore leurs nuées de valets, autant de fripons en livrée ; et ce déluge de mendiants robustes et valides qui cachent leur paresse sous de feintes infirmités. Et, en somme, vous trouverez que le nombre de ceux qui, par leur travail, fournissent aux besoins du genre humain, est bien moindre que vous ne l’imaginiez.

Considérez aussi combien peu de ceux qui travaillent sont employés en choses vraiment nécessaires. Car, dans ce siècle d’argent, où l’argent est le dieu et la mesure universelle, une foule d’arts vains et frivoles s’exercent uniquement au service du luxe et du dérèglement. Mais si la masse actuelle des travailleurs était répartie dans les diverses professions utiles, de manière à produire même avec abondance tout ce qu’exige la consommation, le prix de la main-d’œuvre baisserait à un point que l’ouvrier ne pourrait plus vivre de son salaire.

Supposez donc qu’on fasse travailler utilement ceux qui ne produisent que des objets de luxe et ceux qui ne produisent rien, tout en mangeant chacun le travail et la part de deux bons ouvriers ; alors vous concevrez sans peine qu’ils auront plus de temps qu’il n’en faut pour fournir aux nécessités, aux commodités et même aux plaisirs de la vie, j’entends les plaisirs fondés sur la nature et la vérité.

Or, ce que j’avance est prouvé, en Utopie, par des faits. Là, dans toute l’étendue d’une ville et son territoire, à peine y a-t-il cinq cents individus, y compris les hommes et les femmes ayant l’âge et la force de travailler, qui en soient exemptés par la loi. De ce nombre sont les syphograntes ; et cependant ces magistrats travaillent comme les autres citoyens pour les stimuler par leur exemple. Ce privilège s’étend aussi aux jeunes gens que le peuple destine aux sciences et aux lettres sur la recommandation des prêtres et d’après les suffrages secrets des syphograntes. Si l’un de ces élus trompe l’espérance publique, il est renvoyé dans la classe des ouvriers. Si, au contraire, et ce cas est fréquent, un ouvrier parvient à acquérir une instruction suffisante en consacrant ses heures de loisir à ses études intellectuelles, il est exempté du travail mécanique et on l’élève à la classe des lettrés.

C’est parmi les lettrés qu’on choisit les ambassadeurs, les prêtres, les tranibores et le prince, appelé autrefois barzame et aujourd’hui adème. Le reste de la population, continuellement active, n’exerce que des professions utiles, et produit en peu de temps une masse considérable d’ouvrages parfaitement exécutés. (...)

Le but des institutions sociales en Utopie est de fournir d’abord aux besoins de la consommation publique et individuelle, puis de laisser à chacun le plus de temps possible pour s’affranchir de la servitude du corps, cultiver librement son esprit, développer ses facultés intellectuelles par l’étude des sciences et des lettres. C’est dans ce développement complet qu’ils font consister le vrai bonheur.

Traduction : Victor Stouvenel, 1842