Enfin, notre hidalgo s’acharna tellement à sa lecture, que ses nuits se passaient en lisant du soir au matin, et ses jours, du matin au soir. Si bien qu’à force de dormir peu et de lire beaucoup, il se dessécha le cerveau, de manière qu’il vint à perdre l’esprit. Son imagination se remplit de tout ce qu’il avait lu dans les livres, enchantements, querelles, défis, batailles, blessures, galanteries, amours, tempêtes et extravagances impossibles ; et il se fourra si bien dans la tête que tout ce magasin d’inventions rêvées était la vérité pure, qu’il n’y eut pour lui nulle autre histoire plus certaine dans le monde. Il disait que le Cid Ruy Diaz avait sans doute été bon chevalier, mais qu’il n’approchait pas du chevalier de l’Ardente-Épée, lequel, d’un seul revers, avait coupé par la moitié deux farouches et démesurés géants. Il faisait plus de cas de Bernard del Carpio, parce que, dans la gorge de Roncevaux, il avait mis à mort Roland l’enchanté, s’aidant de l’adresse d’Hercule quand il étouffa Antée, le fils de la Terre, entre ses bras. Il disait grand bien du géant Morgant, qui, bien qu’issu de cette race géante, où tous sont arrogants et discourtois, était lui seul affable et bien élevé. Mais celui qu’il préférait à tous les autres, c’était Renaud de Montauban, surtout quand il le voyait sortir de son château, et détrousser autant de gens qu’il en rencontrait, ou voler, par delà le détroit, cette idole de Mahomet, qui était toute d’or, à ce que dit son histoire. Quant au traître Ganelon, pour lui administrer une volée de coups de pied dans les côtes, il aurait volontiers donné sa gouvernante et même sa nièce par-dessus le marché.