1864 - Carnets du sous-sol, de Fédor Dostoïevski. "Après le viol de Lisa"

Lisa et l'homme du sous-sol

Le récit est fait à la première personne par un narrateur dont on ignore le nom. Il a rencontré une jeune prostituée, Lisa, dont il est sans doute tombé amoureux. Lorsqu’elle vient le voir pour lui dire son intention de reprendre le droit chemin et, devine-t-on, lui montrer qu’elle aussi est amoureuse de lui, elle tombe à un mauvais moment. Il est énervé, s’effondre en sanglots et elle le console très gentiment. Mais il a honte de sa faiblesse et, de manière odieuse, viole plus ou moins Lisa.

Intérieur, Degas, 1868

Quelques instants se passèrent encore ; elle ne se levait pas, abîmée dans sa stupeur : et j’eus l’imprudence de frapper légèrement au paravent pour la rappeler à elle-même… Elle se secoua brusquement, se hâta de se lever et de prendre son châle, son chapeau, sa fourrure, comme si elle eût voulu se sauver de moi quelque part. Deux minutes après, elle sortit lentement de derrière le paravent, fit quelques pas dans la chambre et laissa tomber sur moi un regard lourd. (J’avais un méchant sourire, mais forcé, un sourire de convenance, et j’évitais son regard.)

― Adieu, ― dit-elle, et elle se dirigea vers la porte.

Je courus à elle, je lui pris la main, l’ouvris, et lui mis… puis la fermai, et aussitôt lui tournant le dos, je me reculai avec une singulière vivacité dans un coin, ― pour ne pas la voir au moins !…

J’allais mentir, prétendre que j’ai fait cela sans réflexion, par folie, par sottise. Mais je ne veux pas mentir, et je dis franchement que, si je lui ouvris la main pour y mettre…, ce fut par méchanceté. Cette idée m’était venue tandis que je courais de long en large par la chambre et que Lisa restait derrière le paravent. Je puis toutefois dire sincèrement que, si je fis cette atrocité exprès, ce fut plutôt par « malice cérébrale » que par « dépravation sentimentale ». Une atrocité, soit, mais artificielle, combinée, livresque ; et quand ce fut fait, je ne pus supporter la pensée de l’action que j’avais commise. Je me reculai dans un coin, puis, presque aussitôt, je me précipitai, affolé de honte et de désespoir : Lisa était déjà partie. J’ouvris la porte et criai dans l’escalier (mais timidement, à mi-voix) : « Lisa ! Lisa ! »

Pas de réponse. Il me sembla entendre des pas sur les marches.

― Lisa ! criai-je plus haut.

Pas de réponse. La porte de la rue s’ouvrit en grinçant et se referma lourdement. Ce bruit monta jusqu’au sommet de l’escalier.

― Partie !…

Je rentrai dans ma chambre en réfléchissant. Mon cœur me pesait.

Je restais debout devant la table auprès de laquelle Lisa s’était assise, et je regardais inconsciemment. Un moment se passa. Tout à coup je tressaillis : juste devant moi, sur la table, j’aperçus… oui, j’aperçus le billet bleu de cinq roubles, tout chiffonné, le même billet que je lui avais mis dans la main. C’était bien lui, ce ne pouvait être un autre, je n’en avais qu’un… Elle avait donc profité du moment où je m’étais détourné pour le jeter sur la table.

Eh bien ! j’aurais dû prévoir cela. Hein ? j’aurais le prévoir ? Non ! j’étais trop égoïste, je méprisais trop les gens pour imaginer qu’elle pût être capable de cela.

Mais cela me fut insupportable. Je m’habillai en toute hâte, prenant les premiers vêtements qui se trouvèrent sous ma main, et je me précipitai à sa poursuite. ― Elle n’avait pas pu faire plus de deux cents pas.

Un temps calme. La neige tombait presque perpendiculairement et formait un matelas sur les trottoirs de la rue déserte. Aucun bruit. La lumière inutile des réverbères me parut singulièrement triste. Je fis en courant deux cents pas jusqu’au plus prochain coin de rue, et là je m’arrêtai. Où avait-elle pu aller ?

Mais… pourquoi lui courais-je après ? Pourquoi ? Tomber à genoux devant elle ? pleurer encore ? baiser ses pieds ? lui demander pardon ? Oui, je l’aurais fait. Quel moment ! Jamais, ― jamais ! ― je ne me le rappellerai avec indifférence. « Mais à quoi bon ? Dès demain ne la haïrai-je pas précisément parce que aujourd’hui je lui aurai baisé les pieds ? Suis-je capable de la rendre heureuse ? N’ai-je pas constaté aujourd’hui pour la centième fois ce que je vaux ? Ne la torturerais-je pas sans cesse ? »

Je restais debout dans la neige, poursuivant mes méditations au fond de l’ombre des rues, là-bas…

2ème partie, chapitre 10