1946 - " Complainte de Vincent ", Paroles, Jacques Prévert : peindre le récit de la folie et du génie

Scénariste fameux du milieu du XXe siècle, Jacques Prévert publia en 1946 le recueil Paroles, qui regroupait tous les poèmes qu'il avait écrits depuis des années sans se considérer comme un poète.

" La complainte de Vincent " est dédié à Paul Eluard, le fameux poète français qui fut un temps, comme Prévert, proche du surréalisme. Ce texte évoque un épisode célèbre de l'histoire de la peinture :

En effet, fin 1888, à Arles, dans une crise de folie, Vincent Van Gogh a tenté de blesser Paul Gauguin, l'autre grand peintre avec qui il partageait un atelier, avant de se trancher le lobe de l'oreille avec une lame de rasoir. Puis il est allé offrir le morceau de chair à une prostituée.

Dans ce poème en vers libres, Prévert fait le récit de cet épisode en y mêlant de nombreux éléments descriptifs inspirés des toiles du peintre mais aussi le portrait moral en action de Van Gogh en même temps qu'il nous en livre son analyse : le génie artistique de Van Gogh est étroitement lié à sa folie.

COMPLAINTE DE VINCENT

A Paul Eluard

A Arles où roule le Rhône

Dans l'atroce lumière de midi

Un homme de phosphore et de sang

Pousse une obsédante plainte

Comme une femme qui fait son enfant

Et le linge devient rouge

Et l'homme s'enfuit en hurlant

Pourchassé par le soleil

Un soleil d'un jaune strident

Au bordel tout près du Rhône

L'homme arrive comme un roi mage

Avec son absurde présent

Il a le regard bleu et doux

Le vrai regard lucide et fou

De ceux qui donnent tout à la vie

De ceux qui ne sont pas jaloux

Et montre à la pauvre enfant

Son oreille couchée dans le linge

Et elle pleure sans rien comprendre

Songeant à de tristes présages

Et regarde sans oser le prendre

L'affreux et tendre coquillage

Où les plaintes de l'amour mort

Et les voix inhumaines de l'art

Se mêlent aux murmures de la mer

Et vont mourir sur le carrelage

Dans la chambre où l'édredon rouge

D'un rouge soudain éclatant

Mélange ce rouge si rouge

Au sang bien plus rouge encore

De Vincent à demi mort

Et sage comme l'image même

De la misère et de l'amour

L'enfant nue toute seule sans âge

Regarde le pauvre Vincent

Foudroyé par son propre orage

Qui s'écroule sur le carreau

Couché dans son plus beau tableau

Et l'orage s'en va calmé indifférent

En roulant devant lui ses grands tonneaux de sang

L'éblouissant orage du génie de Vincent

Et Vincent reste là dormant rêvant râlant

Et le soleil au-dessus du bordel

Comme une orange folle dans un désert sans nom

Le soleil sur Arles

En hurlant tourne en rond.

Jacques PRÉVERT, Paroles, 1946

Autoportrait à l'oreille bandée, Vincent Van Gogh,

peint à Arles en 1889.

La Vigne rouge, 1888 à Arles.

C'est le seul tableau que l'artiste a vendu de son vivant.

La Chambre de Van Gogh à Arles , Vincent Van Gogh, 1888

Le Semeur, peint en 1888 à Arles.

* Un récit : le texte a toutes les caractéristiques d'un récit

- Des indications de temps et de lieu données au début : " A Arles "(v. 1), " midi "(v. 2)

- Récit à la troisième personne avec un personnage dont l'identité se précise au fur et à mesure : " Un homme "(v. 3), " L'homme "(v. 6 et 10), " Il "(v. 12, ), " Vincent "(v. 30, 34, 40, 41)

- La chronologie respectée, le récit est précis (le cri, v. 1 à 5 / La fuite, v. 6 à 8 / le don, v. 9 à 24 / la chute, v. 25 à 37 / la fin de la crise, v. 37 à 45

- Emploi du présent de narration (donc, narration...) (" pousse ", v.4 ; " devient ", v.5 ; " s'enfuit ", v.6 ; " arrive ", v.10 ; etc.)

* La description d'une scène vivante qui évoque les tableaux de Van Gogh

- Le choix d'utiliser le présent plutôt que le passé rend le récit plus proche, comme si on assistait à la scène "en direct" (n'oublions pas de Prévert était scénariste et avait donc l'habitude d'associer récit et image)

- Evocation des éléments précis des tableaux peint à Arles pendant cette période : " l'édredon rouge " (v. 26, tableau La Chambre de Van Gogh), " le regard bleu " (vl. 12, tableau Autoportrait à l'oreille bandée), " Un soleil d'un jaune strident " (v. 8, tableau Le Semeur)(synesthésie), " le Rhône " (v. 1, tableau La Vigne rouge)...

- On retrouve dans le poème les mêmes couleurs vives (agressives et, dans le cas du rouge, obsédantes) et la même lumière que dans les toiles de cette période. -> le champ lexical de la lumière et de la couleur le prouve (" lumière " v.2, " phosphore " v.3, "rouge " v.5, 26, 27, 2x v.28, v.29), " soleil " v. 7, 8, 42, 44, " jaune " v.8, " bleu " v. 12, " éblouissant " v. 40, " orange " v.43), ainsi que les adjectifs qui caractérisent cette couleur. (" atroce " v.2, " strident " v.8, " éclatant " v. 27, " folle " v. 43)

- Beaucoup d'images (l'oreille posée sur le linge comme un coquillage, par ex.)

- Beaucoup de sensations ->chaleur, bruits [réels, comme la plainte ou ayant valeur d'image comme le jaune strident ou les bruits de l'oreille coupée vers 22 et suivants]

- Jeux de sonorités : allitérations en R et L dans les deux premiers vers pour évoquer le bruit du fleuve, en M aux vers 30 à 32 qui fait comme un bourdonnement

* La compassion de Prévert : un portrait moral de Van Gogh empreint de pitié et de tendresse

- Titre le préfixe "com" vient du latin "cum" qui signifie "avec"

- Champ lexical de la compassion ("pauvre (Vincent)", misère, doux, tendre...) et emploi du prénom. De plus la compassion de Prévert ne concerne pas que VVG mais également la jeune prostituée (jeune, nue, "pauvre (enfant)"...).

- L'évocation de la souffrance. Champ lexical très important, images brutales (accouchement, la mort de l'oreille...)

- Antithèses qui évoque la dualité dont souffre Vincent (lucide et fou, la misère et l'amour, affreux et tendre)

- Cette souffrance est liée par Prévert à la création artistique (l'orage du génie)

- Par contraste, le bleu "doux" des yeux semble fragile et l'on devine que ces couleurs vives peuvent le heurter.

- L'homme banal, le fou qui souffre et l'artiste inspiré sont à chaque fois associés, Prévert montre ainsi qu'il s'agit là d'un tout, que c'est la personnalité même de VVG et qu'il est impossible d'en dissocier les différents aspects. (v.2 et 3 : l'homme de sang, l'obsédante plainte du fou, le phosphore qui évoque la lumière du génie et des tableaux ; v. 12 et 13 : le regard bleu et doux de l'homme, fou du fou, lucide de l'artiste ; v. 22 à 24 : les murmures de la mer que n'importe qui entend dans un coquillage, les plainte de l'amour mort , les voix inhumaines de l'art ; v. 26 à 30 : le rouge du sang, les rouges qui se mélangent et sont envahissants, le rouge de l'édredon sur le tableau ; v. 41 : dormant -> normal, râlant -> la souffrance, rêvant -> l'inspiration)