1509 - Erasme, Eloge de la folie

En latin -> traductionS : autant de versions que d'éditions

Prétexte : La folie personnifiée peint avec causticité et d'une manière sarcastique. Erasme emploie l'ironie pour dénoncer les vices des hommes. C'est un ouvrage satirique.

Parlons maintenant des rois et des princes qui se montrent si ouvertement mes adeptes ; parlons-en librement, comme il convient de parler d’hommes libres.

Il est bien certain que s’ils avaient entre eux tous une demi-once de bon sens, rien ne serait plus triste et moins enviable que leur sort. En effet, il doit sembler bien cher d’affecter le pouvoir au prix d’un parjure ou d’un parricide, à qui a exactement calculé combien pèse une couronne sur le tête d’un roi vraiment roi. Gouverner c’est veiller aux intérêts publics et négliger les siens. Le prince, auteur et exécuteur des lois, doit s’y montrer soumis tout le premier. Garant de l’intégrité des ministres et des magistrats, tout le monde a l’œil fixé sur lui ; par l’exemple de ses mœurs il peut à son gré, comme l’astre bienfaisant, répandre le bonheur sur la terre, ou, comme la comète funeste, semer partout la désolation et la ruine. Les vices d’un citoyen se perdent dans la foule sans causer grand dommage, ceux du prince, fussent-ils même légers, empoisonnent comme une contagion toute la république. Le prince est environné d’ennemis qui lui barrent le droit chemin, les plaisirs, la puissance, la flatterie, le luxe, contre lesquels il doit toujours être en garde, et, malgré tant de soins, il est encore trompé. Sans parler des embûches, des ennemis, des périls et des maximes qui menacent une tête couronnée, il est un roi immortel qui demande aux rois mortels compte de leurs moindres actions, et qui les juge d’autant plus sévèrement que leur règne a été entouré de plus de splendeurs.

Si les princes se préoccupaient de ces idées ou autres du même genre (mais il faudrait pour cela qu’ils fussent quelque peu sages), il n’y aurait pour eux, si je ne me trompe ; ni sommeil paisible, ni festins agréables. Mais heureusement je suis là, moi, la Folie ; et je les fais se reposer sur le hasard du soin de leurs empires, et ne prêter l’oreille qu’à la flatterie tant ils ont peur qu’une pensée sérieuse ne vienne troubler leurs âmes ! Leur métier de rois se borne, ils se l’imaginent, à chasser sans trève ni cesse, à monter de superbes chevaux, à vendre chèrement à leur profit les chasses et magistratures, et surtout à trouver de nouveaux moyens d’enlever les biens de leurs sujets, pour en remplir leur trésor. Et les voit-on, pour y arriver, ressusciter de vieux titres, afin de couvrir du masque du droit leurs monstrueuses iniquités. Il est vrai que, le tour fait, ils daignent adresser quelques compliments au peuple, afin de se ménager son affection au moins par un côté.

Figurez-vous un prince comme il y en a tant, ignorant des lois, sans souci du bien public, tout entier à ses intérêts et au plaisir, ennemi de la science, ennemi de la liberté et de la vérité, ne songeant à rien moins qu’au salut de la république et ne connaissant d’autre règle que son caprice et sa convenance ; pendez-lui au cou le collier de la Toison d’or, emblème de la solidarité de toutes les vertus ; placez sur sa tête une couronne enrichie de brillants, destinée à lui rappeler qu’il doit briller au milieu de ses sujets par ses actions héroïques ; mettez-lui en main le sceptre, symbole de la justice et de l’impartialité qui doit animer son cœur ; revêtez-lui la pourpre, qui désigne l’amour ardent qu’un souverain doit porter à son peuple. Et maintenant que ce mauvais prince compare, s’il l’ose, ses vêtements symboliques avec sa vie réelle. Pourra-t-il le faire sans rougir de tout cet appareil, et n’aura-t-il pas à craindre qu’un railleur n’y veuille voir que des oripeaux de théâtre ?

Erasme, Eloge de la folie, 1509, traduction de 1899 de G. Lejeal, Wikisource

Portrait d'Erasme de Rotterdam, Quentin Metsys, 1517

Huile sur bois transférée sur toile, 59 x 47 cm

Galleria Nazionale d'Arte Antica, Rome

Recherche et organisation d'axes de lecture :

* le texte s'inscrit dans un genre littéraire, la satire

* la critique vise les monarques et leur attitude

* Erasme propose son idéal de gouvernement.