Une nouvelle sensationnelle : la correspondance de Madame de Sévigné, XVIIe siècle

Madame de Sévigné était une épistolière prolixe, on a retrouvé plus de mille lettres qu’elle a écrites. La plupart étaient adressées à sa fille, Madame de Grignan, qui avait suivi son mari dans le sud de la France et que sa mère tenait au courant des nouvelles de la cour. Dans cette lettre, elle relate un événement qui a choqué les courtisans : le suicide de Vatel, intendant et cuisinier renommé pour la splendeur des réceptions qu’il organise.

Cette lettre ne partira que mercredi, mais ce n’est pas une lettre, c’est une relation que vient de me faire Moreuil, à votre intention, de ce qui s’est passé à Chantilly touchant Vatel. Je vous écrivis vendredi qu’il s’était poignardé ; voici l’affaire en détail.

Le roi arriva le jeudi au soir [à Chantilly] ; la promenade, la collation dans un lieu tapissé de jonquilles, tout cela fut à souhait. On soupa, il y eut quelques tables où le rôti manqua, à cause de plusieurs dîners à quoi l’on ne s’était point attendu ; cela saisit Vatel, il dit plusieurs fois : « Je suis perdu d’honneur ; voici un affront que je ne supporterai pas. » Il dit à Gourville : « La tête me tourne, il y a douze nuits que je n’ai dormi ; aidez-moi à donner des ordres. » Gourville le soulagea en ce qu’il put. Le rôti qui avait manqué, non pas à la table du roi, mais aux vingt-cinquièmes, lui revenait toujours à l’esprit. Gourville le dit à M. le Prince. M. le Prince alla jusque dans la chambre de Vatel, et lui dit : « Vatel, tout va bien ; rien n’était si beau que le souper du roi. » Il répondit : « Monseigneur, votre bonté m’achève ; je sais que le rôti a manqué à deux tables. » « Point du tout, dit M. le Prince ; ne vous fâchez point : tout va bien. » Minuit vint, le feu d’artifice ne réussit pas, il fut couvert d’un nuage ; il coûtait seize mille francs. À quatre heures du matin, Vatel s’en va partout, il trouve tout endormi, il rencontre un petit pourvoyeur qui lui apportait seulement deux charges de marée ; il lui demande : « Est-ce là tout ? » Il lui dit : « Oui, monsieur. » Il ne savait pas que Vatel avait envoyé à tous les ports de mer. Vatel attend quelque temps ; les autres pourvoyeurs ne vinrent point ; sa tête s’échauffait, il crut qu’il n’aurait point d’autre marée ; il trouva Gourville, il lui dit : « Monsieur, je ne survivrai pointa cet affront-ci. » Gourville se moqua de lui. Vatel monte à sa chambre, met son épée contre la porte, et se la passe au travers du cœur ; mais ce ne fut qu’au troisième coup, car il s’en donna deux qui n’étaient point mortels ; il tombe mort. La marée cependant arrive de tous côtés : on cherche Vatel pour la distribuer, on va à sa chambre, on heurte, on enfonce la porte, on le trouve noyé dans son sang.

Madame de Sévigné, lettre du 26 avril 1671 à sa fille, Madame de Grignan

Isaac van Duynen , Nature morte aux poissons et crustacés, c. 1670