D’autres cultures fascinantes : une tragédie de William Shakespeare, XVIe siècle

Le Maure Othello explique comment il a conquis l’amour de Desdémone, la fille d’un sénateur vénitien.

OTHELLO

En attendant que [Desdémone] vienne, je vais, aussi franchement que je confesse au ciel les faiblesses de mon sang, expliquer nettement à votre grave auditoire comment j’ai obtenu l’amour de cette belle personne, et comment elle, le mien.

LE DOGE

Parlez, Othello.

OTHELLO

Son père m’aimait ; il m’invitait souvent, il me demandait l’histoire de ma vie, année par année, les batailles, les sièges, les hasards que j’avais traversés. Je parcourus tout, depuis les jours de mon enfance jusqu’au moment même où il m’avait prié de raconter. Alors je parlai de chances désastreuses, d’aventures émouvantes sur terre et sur mer, de morts esquivées d’un cheveu sur la brèche menaçante, de ma capture par l’insolent ennemi, de ma vente comme esclave, de mon rachat et de ce qui suivit. Dans l’histoire de mes voyages, des antres profonds, des déserts arides, d’âpres fondrières, des rocs et des montagnes dont la cime touche le ciel s’offraient à mon récit : je les y plaçai. Je parlai des cannibales qui s’entre dévorent, des anthropophages et des hommes qui ont la tête au-dessous des épaules. Pour écouter ces choses, Desdémone montrait une curiosité sérieuse ; quand les affaires de la maison l’appelaient ailleurs, elle les dépêchait toujours au plus vite, et revenait, et de son oreille affamée elle dévorait mes paroles. Ayant remarqué cela, je saisis une heure favorable, et je trouvai moyen d’arracher du fond de son cœur le souhait que je lui fisse la narration entière de mes explorations, qu’elle ne connaissait que par des fragments sans suite. J’y consentis, et souvent je lui dérobai des larmes, quand je parlai de quelque catastrophe qui avait frappé ma jeunesse.

William Shakespeare, 1604, Othello, le Maure de Venise,

traduit de l’anglais par François-Victor Hugo

Théodore Chassériau, Othello et Desdémone à Venise, 1849