1954 - " Teddungal ", Léopold Sédar Senghor

TEDDUNGAL[1]

(guimm[2] pour kôra[3])

Sall! Je proclame ton nom Sall[5] ! du Fouta-Damga au Cap-Vert.

Le lac Baïdé faisait nos pieds plus frais, et maigres nous marchions par le Pays-haut du Dyêri.

Et soufflaient les passions une tornade fauve aux piquants des gommiers. Où la tendresse du vert au Printemps ?

Yeux et narines rompus par Vent d’Est, nos gorges comme des citernes sonnaient creux à l’appel immense de la poitrine. C’était grande pitié.

Nous marchions par le Dyêri au pas du bœuf-porteur – l’aile du cheval bleu est pour les maîtres de Saint-Louis – mais nos pieds dans la poussière des morts et nos têtes parées de nulle poudre d’or.

Or les scorpions furent de sable, les caméléons de toutes les couleurs. Or les rires des singes secouaient l’arbre des palabres, comme peau de panthère les embûches zébraient la nuit.

Mille embûches des puissants : chaque touffe d’herbes cache un ennemi.

Nous avons ceint nos reins, affermi les remparts de notre cœur, nous avons repoussé lances et roses.

Roses et roses les navettes qui tissaient lêlés et yêlas[6], exquis les éloges des vierges quand la terre est froide à minuit.

Et leur tête était d’or, la lune éclairait le poème à contre-jour.

Belle ô Khasonkée[7], parmi tes égales, ô grande libellule les ailes déployées et lentement virant au flanc de la colline de Bakel

Jusqu’à ce mouvement soudain qui te brisait le cou, comme une syncope à battre mon cœur.

Ton sourire était doux sous paupières déclives[8], et grondaient les tam-tams peints de couleurs furieuses.

Ah ! ce cœur de poète, ah ! ce cœur de femme et de lion, quelle douleur à le dompter.

Or nous avons marché tels de blancs initiés. Pour toute nourriture le lait clair, et pour toute parole la rumination du mot essentiel.

Et lorsque le temps fut venu, je tendis un cou dur gonflé de veines comme une pile[9] formidable.

C’était l’heure de la rosée, le premier chant du coq avait percé la brume, fait retourner les hommes de milices dans leur quatrième sommeil.

Les chiens jaunes n’avaient pas aboyé.

Et contre les portes de bronze je proférai le mot explosif teddungal !

Teddungal ngal du Fouta Damga au Cap-Vert. Ce fut un grand déchirement des apparences, et les hommes restitués à leur noblesse, les choses à leur vérité.

Vert et vert Wâlo et Fouta, pagne fleuri de lacs et de moissons.

De longs troupeaux coulaient, ruisseaux de lait dans la vallée.

Honneur au Fouta rédimé[10] ! Honneur au Royaume d’enfance !

[1] Honneur, en langue peuhle

[2] gimm vient d’un mot sérère qui signifie chant, poème. C’est la traduction exacte du grec ôdé.

[3] Instrument de musique à cordes.

[5] région du Sénégal ; ce poème est rempli de noms de lieux et de régions ; voir plus loin le « Pays-haut du Dyêri, plus loint Fouta-Damga, Wâle et Fouta, la colline de Bakel, etc.

[6] chants d’amour

[7] nom d’un peuple du Sénégal

[8] baissées

[9] « pile » a ici le sens de « pilier »

[10] racheté

Léopold Sédar Senghor, Ethiopiques, 1954, édition : Jean-Marc Muller