1947 - L’Ecume des jours, Boris Vian

Quels sont les registres qui se mêlent dans cet extrait ?

Colin assiste à l’enterrement de sa toute jeune femme, Chloé, dans l’église même où ils s’étaient mariés. Les frais engagés pour tenter de la soigner ont ruiné Colin qui a donc dû opter pour un « enterrement pauvre ».

Colin restait debout devant l’autel, il leva les yeux : devant lui, accroché à la paroi, il y avait Jésus sur sa croix, il avait l’air de s’ennuyer et Colin lui demanda :

– Pourquoi est-ce que Chloé est morte ?

– Je n’ai aucune responsabilité là-dedans, dit Jésus. Si nous parlions d’autre chose.

– Qui est-ce que cela regarde ? … demanda Colin.

Ils s‘entretenaient à voix très basse et les autres n’entendaient pas leur conversation.

– Ce n‘est pas moi en tout cas, dit Jésus.

– Je vous avais invité à mon mariage, dit Colin.

– C’était réussi, dit Jésus. Je me suis bien amusé. Pourquoi n’avez-vous pas donné plus d’argent cette fois-ci ?

– Je n’en ai plus, dit Colin. Et puis ce n‘est pas mon mariage, cette fois-ci.

– Oui…dit Jésus.

Il paraissait gêné.

– C’est très différent, dit Colin. Cette fois, Chloé est morte. Je n’aime pas l’idée de cette boîte noire.

– Mmmmmm… dit Jésus.

Il regardait ailleurs et semblait s’ennuyer. Le Religieux tournait une crécelle en hurlant des vers latins.

– Pourquoi l’avez-vous fait mourir ? demanda Colin.

– Oh… dit Jésus, n’insistez - pas.

Il chercha une position plus commode sur ses clous.

– Elle était si douce, dit Colin. Jamais elle n’a fait le mal, ni en pensée, ni en action.

– Ça n’a aucun rapport avec la religion, marmonna Jésus en bâillant.

Il secoua un peu la tête pour changer l’inclinaison de sa couronne d’épines.

– Je ne vois pas ce que nous avons fait, dit Colin, pour que nous méritions cela.

Il baissa les yeux. Jésus ne répondit pas. Colin releva la tête. La poitrine de Jésus se soulevait doucement et régulièrement, ses traits respiraient le calme, ses yeux étaient fermés et Colin entendit sortir de ses narines un léger ronronnement de satisfaction, comme un chat repu.

Chapitre LXV