La scène a lieu avant la guerre de Troie. Hector, las de combattre malgré sa dernière victoire, retrouve sa femme et lui promet une vie paisible pour elle et pour l'enfant qu'elle porte.
Andromaque, Hector
Il l’a prise dans ses bras, l’a amenée au banc de pierre, s’est assis près d’elle. Court silence.
Hector – Ce sera un fils, une fille ?
Andromaque – Qu’as-tu voulu créer en l’appelant ?
Hector – Mille garçons... Mille filles...
Andromaque – Pourquoi ? Tu croyais étreindre mille femmes ?... Tu vas être déçu. Ce sera un fils, un seul fils.
Hector – Il y a toutes les chances pour qu’il en soit un... Après les guerres, il naît plus de garçons que de filles.
Andromaque – Et avant les guerres ?
Hector – Laissons les guerres, et laissons la guerre... Elle vient de finir. Elle t’a pris un père, un frère, mais ramené un mari.
Andromaque – Elle est trop bonne. Elle se rattrapera.
Hector – Calme-toi. Nous ne lui laisserons plus l’occasion. Tout à l’heure, en te quittant, je vais solennellement, sur la place, fermer les portes de la guerre. Elles ne s’ouvriront plus.
Andromaque – Ferme-les. Mais elles s’ouvriront.
Hector – Tu peux même nous dire le jour !
Andromaque – Le jour où les blés seront dorés et pesants, la vigne surchargée, les demeures pleines de couples.
Hector – Et la paix à son comble, sans doute ?
Andromaque – Oui. Et mon fils robuste et éclatant.
Hector l’embrasse.
Hector – Ton fils peut être lâche. C’est une sauvegarde.
Andromaque – Il ne sera pas lâche. Mais je lui aurai coupé l’index de la main droite.
Hector – Si toutes les mères coupent l’index droit de leur fils, les armées de l’univers se feront la guerre sans index... Et si elles lui coupent la jambe droite, les armées seront unijambistes... Et si elles lui crèvent les yeux, les armées seront aveugles, mais il y aura des armées, et dans la mêlée elles se chercheront le défaut de l’aine, ou la gorge, à tâtons...
Andromaque – Je le tuerai plutôt.
Hector – Voilà la vraie solution maternelle des guerres.
Andromaque – Ne ris pas. Je peux encore le tuer avant sa naissance.
Hector – Tu ne veux pas le voir une minute, juste une minute ? Après, tu réfléchiras... Voir ton fils ?
Andromaque – Le tien seul m’intéresse. C’est parce qu’il est de toi, c’est parce qu’il est toi que j’ai peur. Tu ne peux t’imaginer combien il te ressemble. Dans ce néant où il est encore, il a déjà apporté tout ce que tu as mis dans notre vie courante. Il y a tes tendresses; tes silences. Si tu aimes la guerre, il l’aimera... Aimes-tu la guerre ?
Hector – Pourquoi cette question ?
Andromaque – Avoue que certains jours tu l’aimes.
Hector – Si l’on aime ce qui vous délivre de l’espoir, du bonheur, des êtres les plus chers...
Andromaque – Tu ne crois pas si bien dire... On l’aime.
Hector – Si l’on se laisse séduire par cette délégation que les dieux vous donnent à l’instant du combat...
Andromaque – Ah ? Tu te sens un dieu, à l’instant du combat ?
Hector – Très souvent moins qu’un homme... Mais parfois, à certains matins, on se relève du sol allégé, étonné, mué. Le corps, les armes ont un autre poids, sont d’un autre alliage. On est invulnérable.
Hector et Andromaque, Johann Heinrich Tischbein d. Ä., XVIIIe
Huile sur toile, 49 x 65,5 cm
Lieu de conservation inconnu